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Grain de sable

Les filles rigolent sur leurs serviettes en faisant parler les personnages qu’elles dessinent dans le sable.  L’une entame leur chanson favorite pendant que l’autre attend patiemment le refrain pour le reprendre en chœur et à tue-tête.

Tout contre moi, le voisin poursuit en silence sa longue traversée vers une 3ème humanité. Où se trouve-t-il en ce moment ? Au fond d’un glacier, sur les restes d’un champ de bataille où une ultime guerre aurait mis fin à l’humanité tout entière, ou bien encore dans une mégalopole ravagée par un virus menaçant d’anéantir toute forme de vie sur terre ?

A mes pieds le chien tourne et vire en faisant trainer sa laisse dans le sable et en poussant des gémissements d’envie d’aller retrouver un congénère batifolant avec un enfant au bord de l’eau.

Le soleil, bien que déclinant, projette sa chaleureuse lumière sur la station balnéaire qui semble soudain s’éveiller de son sommeil hivernal. Aujourd’hui n’est qu’une répétition avant l’effervescence prochaine. A quelques mètres du rivage, bateaux et jet-skis se croisent dans un ronronnement faisant écho à celui des petits avions de plaisance, sortis nombreux pour l’occasion en ce premier dimanche estival d’avril.

Les filles ont quitté leurs serviettes et s’amusent à cracher les grains de sable qu’elles se jettent au visage dans un petit trou creusé avec leurs pieds. Au-dessus, un ULM passe, recouvrant un instant le gloussement de leurs rires adolescents.

Le chien s’est levé. Les gouttes qui s’échappent de ses babines lorsqu’il relève la tête de l’écuelle me tombent sur les pieds et roulent entre mes orteils.

Le voisin a posé son livre et me caresse tendrement le ventre de ses lèvres. Puis l’une de ses mains vient enrouler quelques mèches de mes cheveux, leur dessinant de jolies courbes arrondies tandis que son autre main retient sa tête. Il me regarde et sourit. Je n’entends pas ce qu’il me dit. Sa voix, ses mains, son regard tout entier m’enveloppent d’un voile léger et doré pareil à celui dont les petites filles rêvent dans leurs lits de princesses.

Alors mes paupières se ferment doucement sous la chaleur paisible de cette fin d’après-midi. Le vent me berce comme un bébé, soufflant doucement à mon oreille cette mélodie que j’ai attendue si longtemps.

 

Et mon âme s’envole. Elle quitte ce corps tout chaud, cette plage animée, passe au-dessus des avions et des fusées, dépasse la lune et les étoiles.

Le spectacle est féérique. Elle nage à présent dans cette immensité noire mouchetée de lucioles scintillantes. Elle est si légère tout là-haut, dans cet océan de silence, libre de ses mouvements, sans le poids des jambes, des bras, de la tête. Elle valse autour des astres comme une plume de duvet. La terre est si loin au-dessous d’elle, un tout petit point pareil aux milliers d’autres qui brillent dans la nuit.

Soudain quelques chose vient la heurter de plein fouet et interrompt brutalement sa danse. Qu’est-ce que c’était ? Un astéroïde ? Un satellite en dérive ? Mais elle ne voit plus rien. Les étoiles se sont éteintes, la lune a disparu. Seul le petit point bleu qui dessinait la terre tout à l’heure se met à grossir, grossir comme une énorme boule grise et rouge prête à la dévorer.

Elle sent qu’elle tombe, comme coule une pierre au fond de l’eau. Elle tombe, elle coule sans plus rien pour la retenir, pour l’empêcher de se fracasser contre la boule vorace. Les fusées puis les avions la regardent passer telle une météorite filant à toute allure. Nul ne peut l’arrêter dans sa chute infernale. L’atmosphère se réchauffe, devient irrespirable à mesure qu’elle descend, descend, frôlant une aile d’ULM, une voile de bateau. Aucun cri ne sort de cette âme en perdition qui dans un dernier souffle vient percuter le sol en plongeant dans mon corps.

 

Mes yeux sont ouverts mais je ne vois plus rien autour de moi. Tout est rouge et gris. Où est passé le voisin ? Où sont les filles et le chien ? Je n’entends plus le bourdonnement des jet-skis, les cris des enfants, la berceuse du vent. Tout est gris et rouge. Le monstre nous a tous dévorés. Je dois être dans son ventre. Mais où sont tous les autres ? Je manque d’air, je n’arrive plus à respirer. J’ai chaud. J’étouffe ! Où est mon voisin ? Où sont ses mains, où sont ses lèvres ? Je n’arrive pas à bouger. Ma tête, mes bras, mes jambes sont trop lourds.

Je ne comprends pas. Je ne savais pas que l’on pouvait finir ainsi, englouti par une énorme boule venue d’ailleurs. Je n’avais pas imaginé que je finirais ainsi. Je n’avais pas pensé que ce serait ici et maintenant et que j’en serais le premier et le seul témoin.

Mais suis-je vraiment morte ? Il me semble que mon cœur bat encore. Il me semble que je respire encore car je devine au loin ma poitrine qui se soulève péniblement. Oui, j’entends mon cœur qui bat de plus en plus fort comme un bruit de pas qui se rapprochent.

Et tout à coup la lumière. Sans que je m’y attende, alors que je croyais assister en direct à la fin de ma propre existence, une rafale d’oxygène et de ciel bleu vient me tirer de l’enfer. Je respire enfin ! Je vois de nouveau le sable et les mouettes. J’entends de nouveau leurs rires, celui des vagues, les chiens qui aboient.

Puis un visage apparait dans la fenêtre bleue. « Excusez-moi, je pensais que le parasol était bien planté…Je n’ai pas vu venir la bourrasque ! J’espère qu’il ne vous a pas fait mal. Je suis vraiment désolé…Est-ce que ça va ? »

Au bout de mes pieds, un chien me lèche les orteils en remuant la queue et derrière lui, un voisin accourt en riant.

 

La voisine, 12–14/04/2015.



01/07/2015
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