la-page-de-la-voisine

la-page-de-la-voisine

Dans un verre à ballon (extraits)


Je suis entière

Samedi 25 juillet de l'année d'après.

Je retrouve la terrasse du Cajou et mon petit verre de Graves.

Ce soir, il s'en est fallu de peu pour que je ne rejoigne jamais cette table, pour que je ne traverse pas les rues grouillantes de cette fourmilière estivale, pour que je ne me noie pas dans le ronronnement de toutes ces voix de citadins et de touristes, dans un pot-pourri d'odeurs de friture, de poissons et de viandes grillées, de crêpes flambées.

" Faut dire qu'elle est persévérante."

Je l'ai vue arriver dans un vacarme assourdissant. Rouge comme une boule de feu. Depuis le trottoir qui me menait au tramway, j'ai entendu l'autre voiture approcher derrière moi. Dans cette rue de la ville, il n'y a pas de place pour que deux véhicules se croisent. Elle a freiné au dernier moment dans un dérapage incontrôlé et un crissement aigu. L'homme ne m'a pas regardée, les yeux rivés droit devant lui, les mains fixées sur le volant, comme si de rien n'était. Il ne m'a pas vue, figée contre le mur en pierre d'une maison, incapable de bouger, attendant que le bolide rouge fasse voler en mille morceaux des petits bouts de vert, ceux de ma robe et de mon sac à main.

Mais non, il ne s'est rien passé de tel.

" S'il doit me casser la gueule, qu'il me casse la gueule !"

La voiture rouge a laissé passer l'autre, puis elle a disparu comme elle était venue, dans le rugissement sauvage de son moteur.

Je ne suis pas en mille morceaux. Je suis entière et je pars écrire au Cajou. Comme avant.

Il n'y a pas eu besoin d'appeler les pompiers, trop occupés à éteindre les incendies qui sévissent non loin d'ici. Les riverains n'ont pas été dérangés à l'heure de l'apéro ou du barbecue. Les gens qui attendaient le tram n'ont pas accouru pour sortir mes bouts de vert tachés de rouge de l'amas de tôle et de pierres. Non, rien n'est arrivé. Leur vie n'a pas bougé pendant que la mienne a frémi et j'ai pris le tramway comme tous les autres.

" S'il est bien luné, ça peut le faire."

J'ai regardé l'épais nuage de fumée rougeâtre voiler le ciel et le soleil déclinant, j'ai observé les voyageurs se serrer dans les bras devant la gare, j'ai arpenté les pavés me conduisant jusqu'à cette terrasse et j'ai commandé mon verre de Graves. Comme avant.

C'est l'été. Il n'a pas plu depuis longtemps, la terre est sèche comme du béton et moi j'écris. J'écris sans pouvoir m'arrêter. Ma plume roule sur le papier et les mots coulent comme une fontaine intarissable.

Dans 4 jours, je suis en vacances.

Dans 3 mois, je rends les clés de mon bureau et j'ouvre la porte de mon atelier.

Qu'est-ce qui se cache derrière ? Je ne sais pas trop encore. Mais je n'ai pas peur. La vie n'a pas cessé d'être belle depuis l'année dernière. Elle a continué de me sourire, de me tendre des perches, de me piquer sous les aisselles. Elle m'a caressée du bout des lèvres, m'a fait faire des cartons, m'a étreinte, encore et toujours, m'a fait prendre des trains et des avions, m'a mise au repos, m'a envoyée en Angleterre et en Espagne. Elle m'a fait ouvrir des livres et m'a jetée dans les bras de Katherine. Elle m'a fait valser dans une belle robe à fleurs et écrire des histoires ;  de chats et de lapins, de saules pleureurs, de Lulu et de Mme Milou. J'ai ouvert des portes, j'en ai refermé d'autres. J'ai beaucoup ri et j'ai aussi pleuré.

" A ce moment-là, il va rappeler."

J'ai pleuré quand la liberté a tremblé cet hiver. Quand toutes les plumes se sont tachées de sang. Quand j'ai eu peur que mon pays ne sache plus de quel côté se tourner. Quand nos petits coeurs d'humains se sont tous allumés comme une seule et même bougie. Quand j'ai marché avec tous les autres sous le soleil étincelant d'un dimanche de janvier.

La vie a continué, toujours aussi belle, surprenante, déroutante, inquiétante. Et fragile.

La vie.

Ce petit espace-temps si précieux, ce billet de loterie, cette roulette russe. Cette caravane qui passe et ne s'arrête pas. Cette musique qui s'échappe par la fenêtre, cette bourrasque de vent qui emporte tout sur son passage, cette fleur fanée, ce train que l'on ne prend pas. Ce petit détail que l'on veut bien voir, ce clin d'oeil de la lune. Ce volant que l'on tient entre ses mains, ce visage que l'on regarde dans le miroir. Cette cigarette qu'on allume, ce verre que l'on boit. Cette pièce que l'on jette et ce sourire qu'on reçoit. Cette main que l'on attrape et que l'on ne veut plus lâcher. Cette phrase que l'on se jure et qui nous sert de bouclier. Ce baiser que l'on garde comme un trésor précieux et qui nous rend invincible. Ce vertige qui vient juste après, ce frisson qui parcourt tout notre corps et cette irrésistible et soudaine envie de chanter à tue-tête et de sauter à pieds joints dans les flaques.

La vie. Dans toute sa beauté. Dans toute sa plénitude.

Je n'aime pas trop savoir le visage et l'humeur qu'elle aura demain.

" Le petit Claude il m'a dit bon courage !"

J'aime ses surprises et je lui fais confiance. Elle est venue me voir bien avant que je me rende compte que nous étions amies. Je n'avais pas 10 ans quand j'ai écrit ces mots :

" La vie, il n'y en a qu'une,

Il faut bien s'en contenter.

Ceux qui n'en ont aucune

Ne sont vraiment pas gâtés ! "

La voisine, le 25/07/2015.


30/08/2015
0 Poster un commentaire

L'été s'enflamme

Samedi 6 septembre, terrasse du Cajou, verre de Graves, cigarette.

L'été s'enflamme. Encore un peu.

Je viens de passer plus d'une heure au téléphone avec ma meilleure amie. Comme c'est bon ! Ça faisait longtemps qu'on ne s'était pas parlé. Comme ça, chacune d'un côté de l'Atlantique. Avec les cris de son petit derrière elle. Avec sa voix qui ne change pas. Depuis plus de 30 ans. Avec nos questions qui ont évolué. Depuis tout ce temps. Comme c'était bon de la retrouver ! Comme toujours. Comme si la dernière fois datait d'hier.

L'été s'enflamme encore un peu.

"  T'as des frères te soeurs, toi ?"

Les terrasses sont pleines, les épaules dénudées comme au mois de juillet. Si la nuit ne venait pas si vite, on en oublierait que l'automne nous guette au coin de la rue.

22h49. Ma meilleure amie part à la plage. Ça sent les gambas et les frites autour de moi. Mais je n'ai pas faim, ce soir encore.

Je crois que je suis en colère et que toutes mes petites voix le sont aussi. Pourquoi au juste? Pourquoi se tournent-elles le dos depuis quelques jours ? Pourquoi a-t-il fallu partir voir le soleil se coucher sur l'océan pour apaiser les tensions ? Pourquoi a-t-il fallu faire le ménage dans la maison pour ne pas m'approcher de ma plume ? Que s'est-il donc passé pour que la vie soit belle de si loin ?

" Tu peux me tutoyer ! "

Un carrefour. Une nouvelle croisée des chemins. Et un puits. Au fond duquel se reflète la lune. Elle ne m'a pas fait de clin d'oeil ce week-end. Je l'ai peut-être trop attendue. J'ai peut-être trop compté sur elle et pas assez sur moi.

Le couple à côté de moi parle trop fort, je n'arrive pas à me concentrer. Sur ma colère, sur le carrefour, sur le puits.

Quelque part ailleurs, on se marie. Quelque part ailleurs, on m'oublie.

Des bulles s'échappent de la fenêtre en face.

Quelle est ma place ? Quelle est ma bulle ? Quelle est ma route ? Pourquoi ces chaînes réapparaissent alors que l'été s'enflamme? Pourquoi son absence m'est-elle si insupportable cette fois ?

" Mes cousines, elles sont un peu obèses."

Mes petites voix se font la guerre, assises autour du puits. Le lien qui les unissait menace de se rompre. Elles se reprochent des milliers de choses. Comment les apaiser ? Comment retrouver l'osmose qui nous a rendues si fortes ? J'ai dû dire ou faire quelque chose qui ne leur a pas plu. L'une fait claquer des maillons en fer dans ses mains ; une autre se caresse le menton avec une plume ; une autre encore semble perdue dans des calculs d'apothicaire. Elles ont toutes les pieds dans le vide, prêtes à sauter.

Seule une continue de regarder en l'air à la recherche d'un signe, d'un battement de cil, d'un sourire. D'une main, d'une voix, toujours les mêmes, posées sur mon front, soufflant dans mon cou, me disant que ça va aller, que je n'ai rien à craindre, que je ne suis pas perdue. Que ce n'est pas ma faute.

Mais les chaînes résonnent, la plume m'irrite, les questions me bousculent.

Et la lune n'est pas là. Son sourire et son regard d'argent sont tournés ailleurs, loin de moi.

" A moment donné, tu es humain et t'attends..."

Mon téléphone me le rappelle cruellement.

Ce soir, les gens autour de moi ne sont plus mes amis. Ils me narguent tous avec leurs rires et leurs conversations interminables. Avec leurs baisers et leur complicité. Avec ce soir d'été si doux à la terrasse des cafés. Avec leurs promesses et leurs illusions.

A quelle heure est le dernier tramway ?

Quelque part ailleurs, on se marie et j'aimerais bien y être.

Quelque part encore ailleurs, un enfant fait des châteaux de sable et j'aimerais être avec sa mère.

Je vais bientôt rentrer. Ici, il fait nuit. La plage est loin, la fête aussi.

Si un oiseau venait se poser sur ma table, je m'accrocherais à ses ailes et partirais avec lui. Je ne lui dirais rien de ma colère. Je me contenterais de le serrer très fort en contemplant les lumières de la ville en dessous de nous. D'admirer comme la vie est belle en bas, sous mes pieds qui ne touchent plus terre. Je laisserais le vent fouetter mon visage et mes cheveux grisonnants, en me disant que même si je ne la vois pas, la lune n'est pas loin, juste au-dessus.

" Je ne devrais pas douter de moi, parce que je sais que je suis capable."

0h04. Mon téléphone s'endort. Mon verre est presque vide. Je ne veux pas rentrer à pied.

 

La voisine, le 06/09/2014.


26/08/2015
2 Poster un commentaire

Je remange de la viande

Samedi 30 août. Me voilà de retour au Cajou.

L'été n'en a pas tout à fait fini, il est même revenu aujourd'hui, lui que l'on a tant attendu.

C'est sûr, il ne s'est pas foulé. Et dans un peu moins d'un mois, il prendra déjà congé. Les miens sont terminés depuis un peu plus d'une semaine.

"Tu te prends les roues de vélo dans les rails du tram, ça te stoppe net !"

Malgré cet été paresseux, j'ai passé de merveilleuses vacances. Sans aller bien loin, je me suis fait des souvenirs qui continuent chaque jour de me donner le sourire.

J'ai changé.

Avant, je me retournais pour les regarder par-dessus mon épaule, le ventre noué, la gorge serrée. Je m'en voulais d'avoir laissé filer ces instants de bonheur, de ne pas avoir su les garder, d'en avoir fait de vulgaires moments de vie figés dans le tiroir de la mémoire. Comment aurais-je pu en faire autrement ? Oui mais voilà, avant la vie n'était pas aussi belle, et je m'en voulais.

J'ai changé.

Je ne me contente plus de regarder les souvenirs bien rangés dans un album qu'on feuillette avec nostalgie. Aujourd'hui, je continue de les vivre et de les ressentir. Parce qu'ils n'appartiennent pas qu'au passé, parce qu'ils me suivent tous les jours. Parce qu'ils sont aussi beaux que moi. Pourquoi m'en voudrais-je ? Je n'ai rien fait de mal, bien au contraire. Ces souvenirs sont des fragments d'une vie merveilleuse, quoi qu'il advienne. J'ai su les saisir, j'ai su les vivre et en profiter. Pourquoi tout gâcher en me reprochant des choses inutiles ?

J'ai bien changé.

"D'ailleurs, je lui ai acheté de la tisane".

J'ai encore grandi.

Ces 3 mois entre 2 Cajou m'ont encore vue pousser comme les pieds de tomates de mon jardin.

3 mois. Le temps d'une saison. Celle-ci s'achève dans 3 semaines, une autre prendra sa suite. Comme toujours. Comme un manège. Comme un sourire suit une belle parole, comme la faim vient après l'odeur de gaufres.

Durant l'été, mon corps s'est mis à me réclamer des choses. Des choses dont il n'avait pourtant pas voulu pendant des années. Comme il est mon ami, je n'ai pas pu les lui refuser. Il a bien fait de me les demander. J'ai bien fait de les lui offrir.

Comme c'est bon de retrouver ce goût ! Comme c'est bon de se l'autoriser ! Comme c'est bon de se libérer de cette contrainte, de ne plus se restreindre à quelques choix, de lire de nouveau la carte des plats de haut en bas, sans cache, sans oeillère !

De lire et s'arrêter tout simplement sur ce qu'on a envie de manger, là, ce soir, parce qu'on en a envie, parce que ça va être bon.

D'être d'accord avec ce choix, de s'en délecter, de s'en féliciter.

Comme c'est bon d'avoir le ventre qui tire un peu juste après ! Comme c'est bon de le sentir ce ventre se remettre au boulot, se remettre à digérer des aliments dont il avait oublié le nom si longtemps ! Tant pis si c'est un peu douloureux. C'est le signe que mon ventre, que mon corps tout entier est vivant. Il a souffert un peu ces derniers jours. Mais la douleur est différente lorsqu'elle émane de nos choix. Elle sait se faire accepter, on arrive à s'en accommoder puisqu'en fin de compte, elle ne vient que de nous. Alors on la prend sous le bras, on la laisse nous suivre pour quelques temps.

"Personnellement, j'ai un peu froid et je préfère aller me réchauffer".

Et puis un beau jour, la douleur s'estompe et disparaît. Le ventre a fini par digérer. On remange de la viande.

J'ai bien changé.

Mon corps est mon ami, la vie aussi. Et tous les 3, nous avons tellement de jolies choses à vivre ! Que l'été parte en vacances, que l'automne s'installe avant que l'hiver ne le chasse, les chemins qui m'attendent ne me font plus peur.

Ce qui pourrait me faire peur, serait de me perdre, de m'oublier quelque part et ne plus me rappeler où. Ce qui pourrait me faire peur, serait de me chercher alors que j'avais fini par me trouver.

Alors voilà ma mission, faire attention à moi, veiller sur moi pour ne pas que je m'égare, garder un oeil ouvert, même de loin, pour m'assurer que je ne m'approche pas trop près du puits. Voilà ce dont je dois me préoccuper. Ne pas me perdre maintenant que je me tiens. Ne pas perdre ma plume maintenant que je la serre dans mes mains.

Car il est trop tard, j'y ai goûté et regoûté. Comme la viande.Comme il est bon de laisser glisser le stylo sur les pages ! Comme il est bon de retrouver ce plaisir tant de fois refoulé, de faire de mes doigts les interprètes de mes pensées et de mon imagination !

" On va chercher une feuille, on refait ? "

Voilà ma mission. Ne pas laisser ma plume s'envoler. Elle est si fragile. Elle est venue se poser dans mes mains alors que je n'osais plus espérer son retour.

23h06.

Irai-je dormir en face cette nuit ? Dans ce grand lit où personne ne me rejoindra. Dans cette chambre où l'heure s'affiche au plafond et écrit des mots. Certainement. J'y ai la place pour tous mes rêves.

 

La voisine, le 30/08/2014.


24/08/2015
0 Poster un commentaire

Encore un peu dans l'eau

Vendredi 16 mai. Je retrouve la terrasse du Cajou.

Le printemps est arrivé. Il s'est même installé. Plus besoin de rester sous le chauffage. Ce soir, je suis assise sous un magnolia.

La dernière fois que je suis venue ici, je n'avais pas encore de nouveaux pieds mais je marchais plus vite.

Je vais bientôt retourner travailler. Dans 10 jours. Je ne veux pas. Est-ce pour cela que j'ai pleuré tout aujourd'hui ? Est-ce parce que je suis si bien comme ça, un peu déconnectée du monde dans ma bulle ? Mes pieds ont du mal à me porter, pourtant je nage.

"Vous écrivez un roman ?"

Je nage dans un univers parallèle mais pas isolé. Dans une eau claire et chaude, dans un courant paisible, un flot de lettres, de pensées, de silences. Je nage dans cet océan qui m'est si familier. Comme si depuis toutes ces années je n'avais fait que suivre des rivières, des ruisseaux, des torrents, parfois tourbillonnants, parfois asséchés. Autant de cours, de chemins qui finalement m'ont ramenée au point de départ. Depuis toujours, c'est ici que je veux être, dans cette vaste étendue bleue. Je le sais depuis que je suis née. Dans mon périple, je me suis perdue, j'ai pris des courants inverses, je me suis échouée sur des rochers, des îles désertes, des contrées nouvelles...

Je ne regrette rien, bien au contraire. Mais maintenant que j'ai retrouvé ma mer, je ne veux plus la quitter.

Je redoute ce moment où il me faudra me lever, sortir du flot paisible des vagues et remonter dans le bateau qui me ramènera sur terre. On va m'enlever mes nageoires et mes pieds pourront de nouveau fouler le sol. Je vais me rasseoir à mon bureau et reprendre le rythme de ce monde que je contemplais derrière la vitre de mon aquarium.

"Merde, c'est l'anniversaire d'Auréla, la copine de Ben !"

J'aime ce que j'écris. Je ne veux pas qu'on me retire ma plume et mes écailles. Je ne veux pas que mes pieds se remettent à marcher. Je ne veux pas m'oublier une fois de plus sur le bord de la route. Je ne veux pas être la passagère, l'auto-stoppeuse. Je veux continuer à regarder à travers mes yeux, à tenir le volant.

Pourtant malgré ma vigilance je sens déjà des ficelles se tresser autour de moi. Je crains de ne plus voir bientôt de l'autre côté du mur. Je crains que ma bulle se perce et que mon univers vacille.

"On va boire un shooter, ça va nous mettre dans l'ambiance."

Comme dans un rêve dont on sait le réveil irrémédiable, je me vois déjà attendre la sentence et préparer la contre-attaque. Mais aucune arme ne me convient. Je ne veux pas la guerre. Alors je me retrouve là, en plein carrefour à espérer qu'on me donne la direction à prendre. Mais qui tient le volant ? Je voudrais que ce soit moi mais j'ose à peine bouger.

Qu'est devenue la vie, la vie si belle dans tout cela ? On dirait que je la vois d'un peu plus loin.

Il faut juste que le vent se calme afin que je puisse l'entendre me murmurer à l'oreille qu'on est belles toutes les deux.

Il faut juste que l'on s'accorde, la vie change tous les jours et moi aussi. Comme les notes d'une nouvelle partition, il faut un peu de temps pour retrouver ses repères. Je lui fais confiance, elle ne m'abandonnera pas.  Dans un bateau ou sous les flots, avec mes chaines ou en roulotte, je sais qu'elle me suivra.

On se l'est juré il y a de cela un peu plus de 4 mois, en pleine nuit d'hiver, dans l'oeil bleu d'un félin.

 

La voisine, le 16/05/2014.


05/08/2015
0 Poster un commentaire

Un endroit plus que familier

Mercredi 26 mars sur le canapé de la maison d'en face. Je suis presque aussi anonyme qu'à ma table du Cajou.

Les sons que je capte à la place des phrases que j'attrape habituellement au vol me renvoient ce soir dans un lieu que je connais bien, ou plutôt que j'ai bien connu. Car il n'existe plus.

Un endroit plus que familier, une maison dans laquelle se côtoyaient des gens, parfois semblables, parfois très différents. Un endroit où tous se retrouvaient régulièrement autour d'un verre ou de plusieurs, sur un coin de table, un bout de comptoir. Jeunes et vieux, hommes et femmes, chasseurs, docteurs, routiers, mères au foyer, étudiants, ouvriers, chômeurs, vacanciers ; pour la plupart tous adeptes de la balle ovale mais par-dessus tout fiers et même plus que cela, attachés, accrochés, agrippés à ce petit bout de terre, cette irréductible partie du monde, ce village perdu au milieu des chênes et des châtaigniers. Et dans cet amas de maisons agglutinées, solidaires pour se tenir chaud les soirs d'hiver, bras dessus bras dessous pour les farandoles des nuits d'été, se trouvait ce lieu, cette maison où la musique de ce soir me dépose.

Au fil des accords, je revois le carrelage démodé du bar, le cuivre auréolé du comptoir, les tables en formica et les chaises en bois au dossier arrondi. Sur le mur dans un coin, le classement du championnat régional de rugby et la composition de l'équipe pour le match à venir. Au-dessus du zinc, les différentes coupes s'emplissant d'année en année de poussière mêlée de fumée et de graisse. Derrière le bar, une pendule aussi démodée que le carrelage, des bouteilles de sirops, de vins cuits, de digestifs dont certaines sont là depuis trop longtemps mais que l'on n'ouvre qu'à l'occasion, la bonne. Sous les bouteilles, les verres aux différentes marques, aux différentes formes. Plus bas encore, les frigos en bois remplis de jus de fruit et de sodas. Encadrant tout cela, des cartes postales comme on en trouve dans tous les bistrots. Des récits de voyage de tous ceux qui sont passés au moins une fois dans cette irréductible maison et souhaitant partager un bout de leur existence hors de ce lieu (sur une plage, dans une capitale du monde, en haut d'une montagne), loin des tables en formica, loin des coupes, du carrelage et de la pendule démodée.

Comme si, même à des milliers de kilomètres, on ne pouvait s'empêcher de ramener ses pensées à cet endroit, irrémédiablement. Comme si l'on regrettait presque de l'avoir quitté, d'en être parti ne serait-ce que pour une semaine. Comme s'il nous tardait déjà d'y retourner. Comme si, finalement, il n'y avait que là que la vie valait d'être vécue.

Et ce soir, le rhum dans mon verre et les sons autour de moi me ramènent sur l'une de ces cartes postales, sous la pendule jaunie, dans ce lieu que j'ai si bien connu mais qui n'existe plus.

Est-ce pour cela que ce soir, mon coeur un peu lourd m'envoie regarder avec une profonde nostalgie à travers les vitres embuées l'intérieur de cette maison enfumée qui fut la mienne pendant plus de 20 ans ?

 

La voisine, le 26/03/2014.


02/08/2015
1 Poster un commentaire

Une rivière qui coule

Vendredi 14 mars à ma table du Cajou.

Revenue aux sources, au point de départ de cette histoire que j'écris depuis un peu plus d'un mois.

"Tu sais ce que tu vas prendre déjà ?"

Quelle histoire suis-je en train d'écrire ? Est-ce une histoire ? Ne serait-ce pas plutôt le dessin d'un ruisseau, d'une rivière, d'un torrent qui coule, qui file, qui galope au fil des jours, descendant de l'hiver pour rejoindre le printemps ?

Il y a un peu plus d'un mois, il faisait frais, la pluie ne cessait de tomber sur la ville. Cela fait une semaine que le soleil s'est assis sur les toits pour nous regarder vivre. On dirait qu'il est bien. Peut-être que le spectacle lui plaît de là où il est. Je pense que je serais bien moi aussi, assise au-dessus de la ville grouillante, perchée sur ma terrasse à contempler le monde qui se remet à sourire.

Le dessin d'une rivière, le portrait d'une ville, le tableau d'un instant de vie qui ne sait pas faire autre chose qu'être belle.

"Je prends pas de risque en fait."

Il n'y a rien à faire.

Même lorsqu'elle m'attache, me questionne, m'emporte, me fait attendre, me berne, me chauffe les joues, me gèle les pieds. Même lorsqu'elle se joue de moi, me réveille en pleine nuit, me laisse seule, me projette contre de nouveaux visages.

Même lorsqu'elle cherche à me perdre, me met face au miroir, me lance des défis, tend le pied pour que je trébuche.

Il n'y a rien à faire, elle est trop belle !

C'est mon amie et quoi qu'il arrive, j'ai envie de la suivre. Elle peut me dire ce qu'elle veut, me faire les yeux doux, me tourner le dos, me promettre des choses, se défiler, me tendre la main, faire comme si on ne se connaissait pas. Désormais elle est en moi et elle est belle, comme moi.

Parce que, sans le savoir peut-être, elle me dit tous les jours que ce n'est pas ma faute. Parce qu'elle me prend comme je suis et avance avec moi, sans m'attendre, sans me presser. Parce qu'il a suffi d'une petite phrase pour qu'elle comprenne mon histoire, qu'elle la mette dans sa poche et continue de marcher.  Parce qu'elle n'a pas peur de là où elle va. Parce qu'elle le sait depuis le début. Parce que dans ce court laps de temps qu'on lui octroie, elle n'a qu'une chose à faire : se trouver belle et profiter.

Qu'importe demain. Qu'importe le soleil ou la pluie. Elle est là, maintenant, aujourd'hui. Elle n'a pas le temps de se poser de questions. Elle n'a pas le temps de dormir. Elle connaît sa chance. Elle connaît son pouvoir. Il est rare, éphémère et c'est bien cela qui la rend irrésistible et qui me donne chaque matin, chaque nuit envie de me serrer contre elle, de mordre à ses lèvres, de laisser mon corps tout entier la suivre où qu'elle aille : au coin de la rue ou au bout du monde.

Les aiguilles tournent comme les vents. Est-ce que j'avance au même rythme ? Que suis-je en train d'écrire ?

Ne serait-il pas temps de rentrer me coucher ? Ne serait-il pas temps de reprendre un rythme, n'importe lequel mais ralentir un peu la cadence de ces derniers jours, entrecoupée, discontinue, incohérente parfois ?

Il y a un peu plus d'un mois, je savais que j'avais changé. Je continue de me surprendre tous les jours. Je continue de tenir le volant, prendre des virages, me moquer de l'horloge. Et devenir plus forte. Grandir, encore et encore.

" Comment ça se fait qu'ils vous ont payé une nuit d'hôtel en plus ?"

Mon corps est fatigué, mais il tient toujours. Pourtant il boit du vin, fume trop, mange n'importe comment. Il marche en pleine nuit sans s'arrêter de parler, il ne respecte plus les heures des repas, il ne dose plus rien.

Mais ce soir encore il est là, avec moi. Il ne se plaint pas et me suit comme je suis la vie.

Je ne le ménage pas, ne m'occupe pas beaucoup de lui ces temps-ci. On dirait qu'il ne m'en veut pas. Au contraire je crois même qu'il rit aux éclats, de jour comme de nuit. Il ne peut s'empêcher lui aussi de crier à qui veut l'entendre qu'il est heureux comme ça, plein de rhum et de tabac. Plein de fatigue, de sucres lents ou rapides. Plein de ce repos que je ne lui donne pas, de ces émotions dont je l'emplis et le fais déborder.

Mais ce soir encore il est là, avec moi et me suit fièrement.

"Combien de cafés ?"

Il accepte mes nuits entre parenthèses, mes abus, mes absences. Il accueille les regards des gens sur ma plume, mon nouveau visage, mes nouvelles formes. Il combat pour moi le froid dont je ne me soucie guère. Il oublie les virus, les microbes et fait comme un rempart autour de moi pour prolonger mon rêve.
Il regarde le réveil à ma place, travaille quand j'ai envie d'aller me coucher, étouffe la douleur de mes pas nocturnes improvisés.

Fidèle comme une ombre, il nage à mes côtés dans la rivière qui coule, qui coule...

 

La voisine, le 14/03/2014.

 


30/07/2015
0 Poster un commentaire

Je suis grande maintenant

Jeudi 27 février à la terrasse du Saint Michel, à deux pas de la Place Camille Jullian.

Oui, j'ai changé, je ne voulais pas trop m'attacher. Il ne faut pas trop s'attacher, trop s'habituer, trop suivre le chemin qui commence à se dessiner.

Il faut garder de la fantaisie, se faire des surprises. Continuer de s'en faire le plus possible. Parce qu'on s'aime bien et que les surprises, quand on se connait bien, font toujours plaisir.

J'avais besoin de me faire plaisir ce soir. J'avais besoin de me faire une surprise, de me cacher les yeux et m'emmener dans un nouvel endroit. J'avais besoin de ne plus m'attacher, du moins de me détacher un peu.

"Vous venez de dire non, après vous dites oui..."

Et puis j'ai toujours une table à moi sous le chauffage. Et j'ai mon petit verre de Graves qui m'accompagne. Ici j'ai même pu goûter deux crus différents et faire mon choix. J'ai pu laisser décider mon palais et ma langue sur le jus qu'ils avaient envie de déguster, là, à ce carrefour de ruelles même pas piétonnes. Je pense qu'ils ont pris le plus cher des deux, parce qu'il a vieilli en fût de chêne.

Et alors ? Si c'est celui que je préfère.

Et puis de toute façon, en ce moment je fais un peu moins attention à mes dépenses. Il y a quelques mois, mon budget était presque aussi bien ficelé que celui d'un comptable. Il y a quelques mois. Mais depuis peu, la politique a changé. Marre des restrictions. Marre de cette épée qu'on nous brandit au-dessus de la tête sous prétexte que si l'on ne se méfie pas, on va avoir une mauvaise note.

J'ai toujours été une bonne élève. J'ai eu très peu de mauvaises notes. J'ai longtemps fait ce qu'on me disait de faire et pas fait ce qu'il ne fallait pas.

Et alors ? Est-ce que cela m'a empêchée de tomber, comme les autres ? Est-ce que cela m'a évité de prendre les murs, de rater des virages, de faire des tonneaux ? Est-ce que cela a fait de moi une jeune adulte responsable et sûre d'elle ?

J'ai conduit tant de fois avec plus d'alcool dans le sang que la loi ne l'autorisait. J'ai fumé tant de fois de quoi m'élever loin de ce monde de grands qui ne m'inspirait guère.

"Attends, je regarde si j'ai pas un message."

J'ai mis tant de fois mon jeune corps en danger. Le donner sans le protéger, sans toujours savoir à qui. Le priver de nourriture, de plaisir. Le recouvrir de noir et lui ôter tous ses bijoux. Le remplir de fumée, le remplir d'alcool. Encore et toujours. Le noyer de colère, de peur et de jalousie. L'accabler de haine pour lui-même. L'anéantir de culpabilité.

Alors les bonnes notes, les compliments de mes professeurs et leurs appréciations me promettant un avenir prospère...

Je ne dis pas qu'elles n'ont servi à rien. Peut-être contribuent-elles à faire que la vie est belle aujourd'hui. Elles me permettent certainement de pouvoir l'écrire ce soir. Mais elles n'empêchent pas les écarts de trajectoire, les embardées et les tonneaux.

Et c'est tant mieux.

Je suis grande maintenant. Je ne vais plus à l'école. Je n'ai plus besoin de notes. Alors de mon argent je fais ce que je veux, puisque j'ai la chance d'en gagner.

Si le serveur repasse, je lui commande le même vin, finalement moins cher que je ne l'imaginais.

La vie et ses surprises...

Ce soir, je pensais que j'aurais commencé à écrire sur ce que j'ai fait ces derniers jours. Sur l'attente. Sur la mer. Sur les vagues qui s'en vont et reviennent avec de nouvelles questions. Sur l'importance, la nécessité de ne pas se laisser emporter par le courant et en même temps de ne pas trop s'attacher.

"Tu te rappelles au début, quand il était stable ?"

Se détacher, ne pas se laisser happer. Ne pas attendre, accepter de voir partir. S'y préparer. Entendre, comprendre et autoriser sa colère pour la laisser se transformer en papillon, en mouette au-dessus de l'océan. Regarder vers le ciel, y trouver le sourire réconfortant de quelqu'un que l'on aime et qui nous manque. Partir à la rencontre du soleil, vers ce petit trou de ciel bleu qu'on aperçoit au loin, quelque part au-dessus des toits, quelque part au milieu des nuages.

Prendre la route. Tenir le volant. Tourner à gauche, tourner à droite. Se faire confiance, parce qu'on est pleine d'idées. Les suivre, parce qu'elles sont bonnes et qu'elles font du bien. Les suivre, parce qu'elles sont là, qu'elles sont les nôtres et qu'il n'y a que nous. Que nous. Prendre le volant, tourner à droite, tourner à gauche. Continuer tout droit à travers les pins. Demander au soleil de nous attendre. Tenir le volant serré entre ses mains et chanter à tue-tête cette chanson qui nous transporte. Chanter fort, de toute notre voix, de tous nos poumons, de tout notre coeur. Chanter à s'en donner les larmes aux yeux. Chanter sans crainte, puisqu'il n'y a que nous. Regarder bien en face et demander au soleil de nous attendre. Il n'y en a plus pour longtemps. On entrevoit les dunes, la route va bientôt s'arrêter. Marcher dans le sable, entendre gronder l'océan derrière lui, sentir le vent soulever nos cheveux et nous glacer les os. Marcher encore un peu. Tout droit. Et puis s'arrêter là, sur un banc de bois aux quatre vents. Décapsuler sa bière et boire la première gorgée là, les yeux dans les yeux avec l'immensité grise qui s'agite à deux pas de nous.

"Mon corps il s'est pas fait à l'altitude."

N'y rester qu'un instant. Le temps d'une bière, d'une cigarette parce que le soleil ne nous a pas entendus, ou n'a pas voulu, ou voulait mais était trop pressé d'aller voir de l'autre côté. Le temps de sourire en regardant son meilleur ami, le plus fidèle d'entre tous, contempler comme nous ce spectacle de la nature. Gratuit. Sans contrepartie. Parce qu'avec ou sans nous, ce soir-là, la magie aurait été la même. Regarder ses oreilles voler au vent, deviner son sourire, peut-être même ses éclats de rire s'élever dans les airs et rejoindre les mouettes alors qu'il se roule dans le sable, ravi de la surprise.

"Bon, qu'est-ce qu'ils annoncent pour ce week-end ? "

Rentrer chez soi, encore un peu étourdie par le voyage. Se dire qu'on le refera et reprendre la route dès le lendemain. Ne pas attendre. Prendre le volant et aller le chercher, le soleil, le vent, le rire de son meilleur ami.

Je suis grande maintenant, je n'ai pas besoin de notes. Je suis mon seul juge. Oui, ma joue gauche s'échauffe un peu. Oui, je vais renter un peu grisée. Oui, quand je suis seule il arrive qu'une de mes joues ou bien les deux s'échauffent, que mes pas ne soient plus aussi alertes qu'en début de soirée et que mes lèvres se colorent de violet.

Et alors ? Je suis grande maintenant. Et puis ici, personne ne me connait, personne ne se soucie de moi.

"J'avais été choquée quand j'étais aux Etats Unis."

Je suis grande maintenant. J'ai 32 ans. Je tiens le volant de ma vie. Et je suis en vacances. Alors je bois et je fume. Même seule à ma table. Même si je suis la seule à être seule. C'est comme ça que j'aime être. Entourée de visages inconnus qui vivent leur vie sans me voir. Parfois, certains jettent un oeil sur ma table, mon verre et mon carnet. Mais ils ont tant de choses à se dire, tant de choses à faire avec leur propre vie que ce que j'écris leur importe peu. C'est comme ça que j'aime être.

 

La voisine, le 27/02/2014.


27/07/2015
2 Poster un commentaire

Lulu femme nue

Lundi 24 février.

Café de l'Utopia, tout juste revenue d'un joli petit voyage avec Lulu. Tout juste revenue d'un court séjour en terres natales.

Mais contrairement à elle et paradoxalement, c'est en ville, chez moi, que je me sens entière, plaine d'air frais. C'est ici que le courant de l'inspiration reprend son rythme chaotique, inégal, surprenant, fougueux, sournois.

Moi, l'enfant du village, de cet irréductible trou de verdure cerné par les bois, gardé par des têtes familières, préservé de la cohue, des néons et des gaz d'échappement, fier de sa réclusion.

Cela devient rare.

Jusqu'à quand ce petit coin restera-t-il perdu ? Et authentique, fidèle à ce qu'il a toujours été, du moins du plus loin que l'on m'en a parlé.

Car cela devient rare en effet.

Un jour peut-être finira-t-il dans un musée ? Un jour peut-être les gens à l'intérieur ne seront-ils plus vrais, mais de simples reproductions en cire de personnes que j'aurai croisées dans mon enfance. Un jour peut-être n'entendrons-nous plus crier le dimanche après-midi au bord de la rivière, ni crisser le sifflet de l'arbitre annonçant les oranges à mi-parcours. Pas plus que les cloches du déjeuner ou du diner. Un jour peut-être tout cela sera-t-il consigné au fond d'une grande pièce froide, sous une plaque de verre ou sur une pellicule.

Car cela devient devient rare en effet.

Et moi, l'enfant de ce rescapé encore debout bien que fragile, je me sens revivre lorsque je m'en éloigne.

" Et voici Monsieur ! "

Oui, c'est parmi la foule qui s'agite ou se repose, se retrouve ou se quitte, se met à table ou part en voyage que j'aime être. J'ai essayé de lutter contre cela il y a quelques années, trop imprégnée de cette histoire et cette identité dont je voulais faire partie. Trop bercée par cette fierté gauloise de préférer l'odeur du fumier à celle du gasoil. Et pourtant j'ai succombé à chaque fois. Mes tous premiers poèmes à notre capitale, mes éloges à la ville rose, ma communion avec le Bosphore...

Je n'y peux rien, c'est ainsi. La vie est belle ici, tout juste revenue d'une rencontre avec Lulu

" Non à 22h30 le service est coupé coupé !"

La vie est belle ici, il n'y a rien à faire. Je crois que je n'aime pas le silence. Je crois que je ne crains pas la solitude. Je crois que c'est ce qui fait que c'est ici chez moi. Il y a tant de vies à écouter, à regarder, à imaginer. Sur la chaise d'à côté, la terrasse d'en face ou la fenêtre sous le toit là-bas. Il y a tant de  choses à prendre, tant à donner.

" Les yaourts faits maison, t'as 7 jours pour les manger."

Une séance vient de se terminer. Une vague de visages à moitié endormis sort de la salle 5. Qu'ont-ils pensé de ce qu'ils viennent de regarder et qui leur a coûté 6,50 € ? Que vont-ils faire juste après ? Aller boire un verre en face, à la terrasse chauffée du Cajou, à ma table, et refaire le film, en discuter, le décortiquer tel une grenouille en cours de biologie ? Dire à quel point il les a émus, bouleversés, interrogés, ennuyés... Ou bien rentrer chez eux comme si de rien n'était, oubliant à chaque pas un peu plus de l'histoire de Lulu. Et demain, leur vie sera identique à celle d'aujourd'hui. Rien de plus, rien de moins.

Et moi ? Est-ce que Lulu va m'accompagner quelques jours, quelques mois, peut-être quelques années ? Je ne sais pas. Ce qui est sûr c'est que ce soir, cette femme fragile et toute nue m'a parlée. Simplement, comme le vent, comme les mouettes au-dessus de l'océan, avec des yeux humides et des rides à leur coin.

 

La voisine, le 24/02/2014.


25/07/2015
0 Poster un commentaire

32 ans

Je viens de fêter mes 32 ans.

Il y a 32 ans, j'avais exactement 5 jours. Un tout petit bébé, un tout petit maillon.

32 ans.

Il y a 32 ans, peut-être qu'un homme, ou une femme, quelque part dans le monde est entré en prison pour en ressortir il y a 5 jours.

Est-ce que le temps a filé aussi vite pour lui, ou elle, que pour moi ? Pas sûr. Qu'a-t-il, ou elle, fait pour passer 32 ans en prison ?

Pendant que j'apprenais à parler, à marcher, à lire et à compter. Pendant que j'avais peur du noir, d'aller au collège, des garçons. Pendant que je fumais des joints avant d'aller en boite de nuit, que je roulais mes premières pelles, que je prenais mes premières cuites. Pendant que je faisais du ski, du tennis, des claquettes. Pendant que je faisais la belle sur la plage, que je rêvais au prince charmant.

Que faisait-il, ou elle, tout ce temps ?

Pendant que je découvrais la ville en solitaire, en appartement. Pendant que je donnais mon corps malgré moi et pensais que c'était normal. Pendant que j'en aimais un, quittais l'autre, décidais de ne plus aimer, aimais de nouveau et souffrais encore une fois. Pendant que je pleurais, ne mangeais plus, buvais trop.

Que faisait-il, ou elle, dans sa cellule ?

Pendant que je disais au revoir aux uns et bonjour aux autres en versant des larmes de joie ou de chagrin. Pendant que je changeais de maison, prenais l'avion, regardais le Bosphore.

"Je suis pas une menteuse, t'as vu mon coeur."

A quoi pensait-il, ou elle, pendant que je retournais à l'école, apprenais à parler, à lire et à compter à d'autres ?

Pendant que je faisais mes valises, changeais encore de maison, défaisais mes valises pour recommencer ailleurs.

Pendant tout ce temps qui est passé si vite. Pendant que mes seins grossissaient en même temps que mes hanches, que mes cheveux poussaient, raccourcissaient, repoussaient encore et changeaient de couleur. Pendant que certains d'entre eux devenaient blancs et que mes rides se creusaient.

Qu'a-t-il, ou elle fait pour que 32 ans d'un côté des barreaux paraissent aussi long ?

"Est-ce que vous désirez un petit café ?"

J'ai soufflé 32 fois les bougies, ouvert 32 fois des cadeaux, mangé 32 fois des gâteaux. Pour moi.

Quelqu'un quelque part dans le monde est sorti il y a 5 jours après avoir passé 32 ans en prison. Pourquoi ?

Il, ou elle l'avait certainement bien mérité, on ne met pas quelqu'un 32 ans en prison pour rien. Il, ou elle a dû faire quelque chose de grave, tellement grave qu'on ne veut plus de lui, ou d'elle pendant 32 ans. Pendant que d'autres naissent, grandissent et se lancent dans la vie sans se rendre compte que les aiguilles de l'horloge tournent. Inlassablement. Irrémédiablement.

La vie est belle. C'est ma soeur qui me l'a dit à Noël. La preuve, la dame derrière moi rit à pleines dents, un verre de vin à la main.

Qu'a-t-elle fait ces 32 dernières années pour rire si fort ce soir ?

 

La voisine, le 15/02/2014.


07/01/2015
1 Poster un commentaire

Ces blogs de Littérature & Poésie pourraient vous intéresser