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Je suis grande maintenant

Jeudi 27 février à la terrasse du Saint Michel, à deux pas de la Place Camille Jullian.

Oui, j'ai changé, je ne voulais pas trop m'attacher. Il ne faut pas trop s'attacher, trop s'habituer, trop suivre le chemin qui commence à se dessiner.

Il faut garder de la fantaisie, se faire des surprises. Continuer de s'en faire le plus possible. Parce qu'on s'aime bien et que les surprises, quand on se connait bien, font toujours plaisir.

J'avais besoin de me faire plaisir ce soir. J'avais besoin de me faire une surprise, de me cacher les yeux et m'emmener dans un nouvel endroit. J'avais besoin de ne plus m'attacher, du moins de me détacher un peu.

"Vous venez de dire non, après vous dites oui..."

Et puis j'ai toujours une table à moi sous le chauffage. Et j'ai mon petit verre de Graves qui m'accompagne. Ici j'ai même pu goûter deux crus différents et faire mon choix. J'ai pu laisser décider mon palais et ma langue sur le jus qu'ils avaient envie de déguster, là, à ce carrefour de ruelles même pas piétonnes. Je pense qu'ils ont pris le plus cher des deux, parce qu'il a vieilli en fût de chêne.

Et alors ? Si c'est celui que je préfère.

Et puis de toute façon, en ce moment je fais un peu moins attention à mes dépenses. Il y a quelques mois, mon budget était presque aussi bien ficelé que celui d'un comptable. Il y a quelques mois. Mais depuis peu, la politique a changé. Marre des restrictions. Marre de cette épée qu'on nous brandit au-dessus de la tête sous prétexte que si l'on ne se méfie pas, on va avoir une mauvaise note.

J'ai toujours été une bonne élève. J'ai eu très peu de mauvaises notes. J'ai longtemps fait ce qu'on me disait de faire et pas fait ce qu'il ne fallait pas.

Et alors ? Est-ce que cela m'a empêchée de tomber, comme les autres ? Est-ce que cela m'a évité de prendre les murs, de rater des virages, de faire des tonneaux ? Est-ce que cela a fait de moi une jeune adulte responsable et sûre d'elle ?

J'ai conduit tant de fois avec plus d'alcool dans le sang que la loi ne l'autorisait. J'ai fumé tant de fois de quoi m'élever loin de ce monde de grands qui ne m'inspirait guère.

"Attends, je regarde si j'ai pas un message."

J'ai mis tant de fois mon jeune corps en danger. Le donner sans le protéger, sans toujours savoir à qui. Le priver de nourriture, de plaisir. Le recouvrir de noir et lui ôter tous ses bijoux. Le remplir de fumée, le remplir d'alcool. Encore et toujours. Le noyer de colère, de peur et de jalousie. L'accabler de haine pour lui-même. L'anéantir de culpabilité.

Alors les bonnes notes, les compliments de mes professeurs et leurs appréciations me promettant un avenir prospère...

Je ne dis pas qu'elles n'ont servi à rien. Peut-être contribuent-elles à faire que la vie est belle aujourd'hui. Elles me permettent certainement de pouvoir l'écrire ce soir. Mais elles n'empêchent pas les écarts de trajectoire, les embardées et les tonneaux.

Et c'est tant mieux.

Je suis grande maintenant. Je ne vais plus à l'école. Je n'ai plus besoin de notes. Alors de mon argent je fais ce que je veux, puisque j'ai la chance d'en gagner.

Si le serveur repasse, je lui commande le même vin, finalement moins cher que je ne l'imaginais.

La vie et ses surprises...

Ce soir, je pensais que j'aurais commencé à écrire sur ce que j'ai fait ces derniers jours. Sur l'attente. Sur la mer. Sur les vagues qui s'en vont et reviennent avec de nouvelles questions. Sur l'importance, la nécessité de ne pas se laisser emporter par le courant et en même temps de ne pas trop s'attacher.

"Tu te rappelles au début, quand il était stable ?"

Se détacher, ne pas se laisser happer. Ne pas attendre, accepter de voir partir. S'y préparer. Entendre, comprendre et autoriser sa colère pour la laisser se transformer en papillon, en mouette au-dessus de l'océan. Regarder vers le ciel, y trouver le sourire réconfortant de quelqu'un que l'on aime et qui nous manque. Partir à la rencontre du soleil, vers ce petit trou de ciel bleu qu'on aperçoit au loin, quelque part au-dessus des toits, quelque part au milieu des nuages.

Prendre la route. Tenir le volant. Tourner à gauche, tourner à droite. Se faire confiance, parce qu'on est pleine d'idées. Les suivre, parce qu'elles sont bonnes et qu'elles font du bien. Les suivre, parce qu'elles sont là, qu'elles sont les nôtres et qu'il n'y a que nous. Que nous. Prendre le volant, tourner à droite, tourner à gauche. Continuer tout droit à travers les pins. Demander au soleil de nous attendre. Tenir le volant serré entre ses mains et chanter à tue-tête cette chanson qui nous transporte. Chanter fort, de toute notre voix, de tous nos poumons, de tout notre coeur. Chanter à s'en donner les larmes aux yeux. Chanter sans crainte, puisqu'il n'y a que nous. Regarder bien en face et demander au soleil de nous attendre. Il n'y en a plus pour longtemps. On entrevoit les dunes, la route va bientôt s'arrêter. Marcher dans le sable, entendre gronder l'océan derrière lui, sentir le vent soulever nos cheveux et nous glacer les os. Marcher encore un peu. Tout droit. Et puis s'arrêter là, sur un banc de bois aux quatre vents. Décapsuler sa bière et boire la première gorgée là, les yeux dans les yeux avec l'immensité grise qui s'agite à deux pas de nous.

"Mon corps il s'est pas fait à l'altitude."

N'y rester qu'un instant. Le temps d'une bière, d'une cigarette parce que le soleil ne nous a pas entendus, ou n'a pas voulu, ou voulait mais était trop pressé d'aller voir de l'autre côté. Le temps de sourire en regardant son meilleur ami, le plus fidèle d'entre tous, contempler comme nous ce spectacle de la nature. Gratuit. Sans contrepartie. Parce qu'avec ou sans nous, ce soir-là, la magie aurait été la même. Regarder ses oreilles voler au vent, deviner son sourire, peut-être même ses éclats de rire s'élever dans les airs et rejoindre les mouettes alors qu'il se roule dans le sable, ravi de la surprise.

"Bon, qu'est-ce qu'ils annoncent pour ce week-end ? "

Rentrer chez soi, encore un peu étourdie par le voyage. Se dire qu'on le refera et reprendre la route dès le lendemain. Ne pas attendre. Prendre le volant et aller le chercher, le soleil, le vent, le rire de son meilleur ami.

Je suis grande maintenant, je n'ai pas besoin de notes. Je suis mon seul juge. Oui, ma joue gauche s'échauffe un peu. Oui, je vais renter un peu grisée. Oui, quand je suis seule il arrive qu'une de mes joues ou bien les deux s'échauffent, que mes pas ne soient plus aussi alertes qu'en début de soirée et que mes lèvres se colorent de violet.

Et alors ? Je suis grande maintenant. Et puis ici, personne ne me connait, personne ne se soucie de moi.

"J'avais été choquée quand j'étais aux Etats Unis."

Je suis grande maintenant. J'ai 32 ans. Je tiens le volant de ma vie. Et je suis en vacances. Alors je bois et je fume. Même seule à ma table. Même si je suis la seule à être seule. C'est comme ça que j'aime être. Entourée de visages inconnus qui vivent leur vie sans me voir. Parfois, certains jettent un oeil sur ma table, mon verre et mon carnet. Mais ils ont tant de choses à se dire, tant de choses à faire avec leur propre vie que ce que j'écris leur importe peu. C'est comme ça que j'aime être.

 

La voisine, le 27/02/2014.



27/07/2015
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