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le saule pleureur (fin)

     ...

— Qu'est-ce que tu fais quand tu es ici ? Il n'y a rien à manger, rien à ronger, rien pour s'amuser. On ne voit pas si le facteur arrive pour lui courir après en aboyant ou un de ces satanés chats qui rodent et qu'on pourrait faire grimper aux arbres. Tu ne t'ennuies pas toute seule ?

— Ici, je ne m'ennuie jamais. Ce sont les autres qui m'ennuient. Et puis je ne suis pas toute seule, je parle avec mes amis.

— Quels amis ?

— Tous ceux qui sont là, avec nous.

Le chien regarde autour de lui et ne voit personne.

— Je dessine aussi et j'écris.

Aucune feuille ni aucun crayon sur le sol à côté d'eux.

— Ce n'est pas parce que tu ne le vois pas que cela n'existe pas.

— Un peu comme les ennemis...

— Tu as tout compris !

— Et tu fais quoi d'autre ?

— Parfois, s'il est tard, je discute avec les étoiles et la lune. C'est plus rare mais j'aime beaucoup. Tu sais, elle est très gentille la lune. De là-haut, elle voit tant de choses que nous ne percevons pas. J'aime les conseils qu'elle me donne. Et ses clins d'oeil.

— La lune te fait des clins d'oeil ?

— Oui, cela lui arrive.

— Et elle te donne aussi à manger ?

— Mais non, voyons ! Comment voudrais-tu qu'elle le fasse ? C'est la lune !

— Je ne sais pas... Tu n'en parles pas, mais moi j'ai souvent faim. J'ai peur que cela me manque.

— Nous ferons des provisions de croquettes, de gâteaux salés, d'os et de tout ce qui te fait envie. On a le droit d'emmener tout ce qu'on veut ici et personne ne viendra te le reprendre !

Pour la première fois, dans la pénombre, la petite fille sourit. D'un vrai sourire d'enfant, sincère, argenté et doux. Le chien se relève et s'approche d'elle.

— J'accepte de faire équipe avec toi... si tu es toujours d'accord.

Une tendre chaleur le traverse en voyant le visage de la fillette s'illuminer de nouveau. Il se souvient du jour où il a reçu son premier collier. Il avait senti les mêmes picotements dans tout son corps et son petit coeur s'était emballé sous le regard radieux et les caresses débordantes et fougueuses de son jeune maître.

Elle lui prend la patte droite et la pose dans sa main droite.

— Amis pour la vie !

Puis elle ajoute solennellement:

— Je serai toujours là pour toi, tu seras toujours là pour moi.

— Amis pour la vie ! répète-t-il.

Il aboie de joie et elle éclate de rire. Comme il est bon d'entendre à nouveau ces éclats de voix aigus résonner sous les feuilles ! Comme cela lui avait manqué ! Tel un chercheur d'or déterrant les pépites ensevelies depuis des siècles, il est si heureux qu'il ne peut se retenir de lécher le bout du nez de l'enfant.

     Alors, à l'heure où le parc, la maison et la campagne tout entière plongent dans les profondeurs d'un sommeil lourd et étouffant, les uns la main posée sur leur ventre repu de grillades et de vin, les autres calfeutrés dans leur nid bien à l'ombre, le saule pleureur se réveille secrètement.

A l'abri du regard des grands et de la vie, la forteresse se transforme en terrain de jeu, en champ de bataille, en vaisseau spatial, en bateau pirate, en île déserte, en caravane partie pour un long voyage. Personne n'entend les "A l'attaque !", "A vos marques, prêts, feu, partez !", "A l'abordage !" ni tous les cris, ni tous les rires, ni tous les aboiements des deux pensionnaires du vieil arbre ridé et recroquevillé sur lui-même. Sous sa barbe et ses cheveux trop longs, dans ce coeur de bois qui retrouve son âme d'enfant, le temps ne compte plus ou pour du beurre. Plus d'heures, plus de minutes, plus d'avant, plus d'après. La fillette et le chien sont maintenant, sont il était une fois, sont dans mille ans; un peu ici, un peu ailleurs mais là, dans le ventre du saule pleureur qui rit aux éclats avec eux.

Elle est le capitaine d'une meute de flibustiers assoiffés d'aventure, le chef de guerre d'une armée colossale défendant fièrement son château fort, le commandant d'une navette intergalactique partie à la découverte d'un nouvel univers, l'arbitre de la finale de la coupe du monde de cracheurs de croquettes, le premier ministre et bras droit de la lune.

Il est son preux destrier bardé et caparaçonné, son courageux et invincible champion multirécidiviste, son vaillant et fidèle matelot devenu borgne au cours de tant d'années de service, son assistant dévoué marchant dans ses pas, parfait reflet de sa silhouette.

Ils ne sont plus seuls. Sous leurs pieds et leurs pattes, le monde entier s'offre à eux. Elle a enfin un royaume, un empire et gouverne en souveraine intraitable et autoritaire mais juste. Il a retrouvé un clan, une famille et même un collier, tressé de lianes d'osier qu'il a reçu en gratitude de sa loyauté et de sa bravoure après le succès de la bataille contre la fourmilière géante.

Loin du monde des grands et leurs fantômes, dans cet univers peuplé de fées, de lutins, de dragons, d'étoiles et d'autres créatures imaginaires, chacun a sa place. Qu'il est bon d'être la maîtresse de ce pays des rêves, de le décider, de le diriger, d'y être aimée et respectée ! Qu'il est bon d'être de nouveau attaché à quelqu'un, de lui appartenir et de le suivre partout !

Derrière leurs remparts, ils dessinent un immense ciel bleu sans nuage, sans l'ombre d'une main pour s'abattre sur eux, pour les chasser ou leur refermer la portière sur le nez. Le repas est terminé depuis longtemps. Personne n'a rappelé la petite fille. Le chien a oublié qu'il avait faim. Qu'importe, une nouvelle vie, une revanche retentit et fait vibrer leurs voix entre les bras du vieux saule.

Ils ne voient pas le soleil se retirer doucement derrière la cime des arbres et rejoindre l'horizon mauve pâle, ni tous les insectes et tous les oiseaux ranger leurs ailes pour regagner leur nid. Ils n'entendent pas la musique de la journée baisser d'intensité jusqu'à devenir un faible grésillement à peine perceptible. Ils ne sentent pas descendre sur eux le voile humide de la nuit qui éteint les dernières lueurs et donne les premiers frissons. Seul au milieu du parc endormi, le saule pleureur les retient bien au chaud, les recouvrant de toutes ses branches afin de les garder contre lui pour l'éternité.

 

     Soudain une voix grave hurle, vocifère des mots incompréhensibles. Une voix plus faible et plus douce lui fait écho. La grosse voix s'approche lourdement. Elle titube, s'agrippe aux lianes du saule, passe la main à travers et s'abat sèchement. On gémit. On grogne. On donne un coup de pied. Un aboiement s'échappe. Un cri résonne comme une sirène d'ambulance. La main retombe violemment. La voix douce tente d'apaiser mais la grosse devient tonnerre.

Le saule pleureur regarde l'enfant s'éloigner dans l'orage. A ses pieds, une boule de poils s'enroule contre son écorce, tenant fermement la clé de la forteresse entre ses pattes.

 

La voisine, 26/04-14/06/2015.

 

Liste d'honneur  du concours de nouvelles  2015 (Editions Contre-Ciel).

 



08/10/2015
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