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Petite, elle avait peur de grandir

 

Petite, elle avait peur de grandir. Peur de partir, de quitter sa bulle de coton remplie de fumée. Elle avait peur de perdre ses poupées, ses jouets et ses rêves. Le monde des adultes l’effrayait. Il lui paraissait trop dur, avec toutes ces questions auxquelles il faut à tout prix répondre. Il lui paraissait triste, comme un pays tout gris, sans rires et sans fêtes, sans bonbons et sans chocolat. Il lui paraissait trop réel. Pas de place pour l’imaginaire, pas le temps de s’enfuir, de s’amuser, d’inventer des choses.

Petite, elle avait peur de grandir. Peur des garçons, de l’amour, comme un passage obligé pour tout le monde. Elle préférait les promenades avec son chien, les cabanes dans la forêt, les guerres entre cow-boys et indiens. Elle aimait les aventures dans le jardin des grands-parents, les quatre heures aux tartines de confiture, la chasse aux étoiles filantes, pendant que d’autres préparaient leur première surprise party. Elle parlait à ses cailloux, faisait des cimetières pour les souris ou les hérissons, sauvait des fleurs fanées ou des arbres prisonniers du lierre.

Petite, elle avait peur de grandir. Peur d’oublier son enfance, son innocence, parce que les grands oublient tout avec le temps. Elle aimait écrire des poèmes sur son école, sur son village, sur la planète qui souffre et les enfants malheureux. Elle lisait beaucoup et rêvait de sauver le monde rien que par des mots. Elle croyait en Dieu, un petit peu, parce qu’il lui faisait peur. Elle allait à la messe pour manger l’hostie et pour sentir l’encens. Mais elle n’aimait pas voir les papis boiteux tendre leur langue tremblante pour recevoir le corps tout desséché du Christ. Elle avait pitié d’eux. Elle pleurait souvent à cause des vieux, sans trop savoir pourquoi.

Petite, elle avait peur de grandir. Peur de ce temps qui passe et qu’on ne peut arrêter. Elle savait qu’un jour ou l’autre il faut partir, que ceux qu’elle aime disparaitraient bientôt, trop tôt. Elle se disait qu’un jour, elle-même ne serait plus là, que son propre cœur cesserait de battre. Et cela lui faisait peur, cette fin obligée mais inconnue, impalpable, incontrôlable. Ce moment où tout bascule dans une autre sphère, peut-être vide de tout, peut-être remplie de tous ceux qui nous y attendent depuis des lustres. On n’en sait rien mais on sait avec certitude qu’il faut y aller, comme un jour d’interrogation orale à laquelle on ne peut échapper.

Petite, elle avait peur de grandir. Pourtant, c’est ce qui s’est passé. Le temps l’a forgée, l’a polie d’un côté, l’a tranchée à vif d’un autre. La rivière de la vie l’a entrainée avec elle. Elle a eu des enfants et même des petits enfants.

Aujourd’hui elle est assise dans son fauteuil au milieu de son jardin. Elle regarde les papillons voler et la ribambelle de gamins leur courir après. Tout à l’heure, elle leur préparera des tartines de confiture pour faire quatre heures.

 

 

La voisine, le 18/06/2005.



01/08/2014
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