la-page-de-la-voisine

la-page-de-la-voisine

Je suis entière

Samedi 25 juillet de l'année d'après.

Je retrouve la terrasse du Cajou et mon petit verre de Graves.

Ce soir, il s'en est fallu de peu pour que je ne rejoigne jamais cette table, pour que je ne traverse pas les rues grouillantes de cette fourmilière estivale, pour que je ne me noie pas dans le ronronnement de toutes ces voix de citadins et de touristes, dans un pot-pourri d'odeurs de friture, de poissons et de viandes grillées, de crêpes flambées.

" Faut dire qu'elle est persévérante."

Je l'ai vue arriver dans un vacarme assourdissant. Rouge comme une boule de feu. Depuis le trottoir qui me menait au tramway, j'ai entendu l'autre voiture approcher derrière moi. Dans cette rue de la ville, il n'y a pas de place pour que deux véhicules se croisent. Elle a freiné au dernier moment dans un dérapage incontrôlé et un crissement aigu. L'homme ne m'a pas regardée, les yeux rivés droit devant lui, les mains fixées sur le volant, comme si de rien n'était. Il ne m'a pas vue, figée contre le mur en pierre d'une maison, incapable de bouger, attendant que le bolide rouge fasse voler en mille morceaux des petits bouts de vert, ceux de ma robe et de mon sac à main.

Mais non, il ne s'est rien passé de tel.

" S'il doit me casser la gueule, qu'il me casse la gueule !"

La voiture rouge a laissé passer l'autre, puis elle a disparu comme elle était venue, dans le rugissement sauvage de son moteur.

Je ne suis pas en mille morceaux. Je suis entière et je pars écrire au Cajou. Comme avant.

Il n'y a pas eu besoin d'appeler les pompiers, trop occupés à éteindre les incendies qui sévissent non loin d'ici. Les riverains n'ont pas été dérangés à l'heure de l'apéro ou du barbecue. Les gens qui attendaient le tram n'ont pas accouru pour sortir mes bouts de vert tachés de rouge de l'amas de tôle et de pierres. Non, rien n'est arrivé. Leur vie n'a pas bougé pendant que la mienne a frémi et j'ai pris le tramway comme tous les autres.

" S'il est bien luné, ça peut le faire."

J'ai regardé l'épais nuage de fumée rougeâtre voiler le ciel et le soleil déclinant, j'ai observé les voyageurs se serrer dans les bras devant la gare, j'ai arpenté les pavés me conduisant jusqu'à cette terrasse et j'ai commandé mon verre de Graves. Comme avant.

C'est l'été. Il n'a pas plu depuis longtemps, la terre est sèche comme du béton et moi j'écris. J'écris sans pouvoir m'arrêter. Ma plume roule sur le papier et les mots coulent comme une fontaine intarissable.

Dans 4 jours, je suis en vacances.

Dans 3 mois, je rends les clés de mon bureau et j'ouvre la porte de mon atelier.

Qu'est-ce qui se cache derrière ? Je ne sais pas trop encore. Mais je n'ai pas peur. La vie n'a pas cessé d'être belle depuis l'année dernière. Elle a continué de me sourire, de me tendre des perches, de me piquer sous les aisselles. Elle m'a caressée du bout des lèvres, m'a fait faire des cartons, m'a étreinte, encore et toujours, m'a fait prendre des trains et des avions, m'a mise au repos, m'a envoyée en Angleterre et en Espagne. Elle m'a fait ouvrir des livres et m'a jetée dans les bras de Katherine. Elle m'a fait valser dans une belle robe à fleurs et écrire des histoires ;  de chats et de lapins, de saules pleureurs, de Lulu et de Mme Milou. J'ai ouvert des portes, j'en ai refermé d'autres. J'ai beaucoup ri et j'ai aussi pleuré.

" A ce moment-là, il va rappeler."

J'ai pleuré quand la liberté a tremblé cet hiver. Quand toutes les plumes se sont tachées de sang. Quand j'ai eu peur que mon pays ne sache plus de quel côté se tourner. Quand nos petits coeurs d'humains se sont tous allumés comme une seule et même bougie. Quand j'ai marché avec tous les autres sous le soleil étincelant d'un dimanche de janvier.

La vie a continué, toujours aussi belle, surprenante, déroutante, inquiétante. Et fragile.

La vie.

Ce petit espace-temps si précieux, ce billet de loterie, cette roulette russe. Cette caravane qui passe et ne s'arrête pas. Cette musique qui s'échappe par la fenêtre, cette bourrasque de vent qui emporte tout sur son passage, cette fleur fanée, ce train que l'on ne prend pas. Ce petit détail que l'on veut bien voir, ce clin d'oeil de la lune. Ce volant que l'on tient entre ses mains, ce visage que l'on regarde dans le miroir. Cette cigarette qu'on allume, ce verre que l'on boit. Cette pièce que l'on jette et ce sourire qu'on reçoit. Cette main que l'on attrape et que l'on ne veut plus lâcher. Cette phrase que l'on se jure et qui nous sert de bouclier. Ce baiser que l'on garde comme un trésor précieux et qui nous rend invincible. Ce vertige qui vient juste après, ce frisson qui parcourt tout notre corps et cette irrésistible et soudaine envie de chanter à tue-tête et de sauter à pieds joints dans les flaques.

La vie. Dans toute sa beauté. Dans toute sa plénitude.

Je n'aime pas trop savoir le visage et l'humeur qu'elle aura demain.

" Le petit Claude il m'a dit bon courage !"

J'aime ses surprises et je lui fais confiance. Elle est venue me voir bien avant que je me rende compte que nous étions amies. Je n'avais pas 10 ans quand j'ai écrit ces mots :

" La vie, il n'y en a qu'une,

Il faut bien s'en contenter.

Ceux qui n'en ont aucune

Ne sont vraiment pas gâtés ! "

La voisine, le 25/07/2015.



30/08/2015
0 Poster un commentaire

A découvrir aussi


Ces blogs de Littérature & Poésie pourraient vous intéresser

Inscrivez-vous au blog

Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour

Rejoignez les 22 autres membres