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Lulu (2)

     ... Après manger, elle dépose le plateau dans l’évier et rejoint son fauteuil près de la fenêtre. Jean-Sébastien vient s’assoir à ses pieds. Un œil sur la petite lucarne, l’autre sur la rue, elle commence sa longue litanie quotidienne.

Ce que le monde peut être moche, inutile, mauvais, répugnant. Une famille passe sous son balcon. La mère, bien jeune à son goût, porte un bébé dans ses bras, la poussette servant de caddie. Elle crie sur le petit garçon d’à peine trois ans qui refuse de lui tenir la main. Comme les deux fillettes derrière lui, il dévore une barbe à papa. Fermant la marche, un jeune homme vocifère dans son téléphone portable.

A-t-on idée de sortir accoutrée de la sorte ! Blonde décolorée, robe de chambre rose fuchsia et poussette léopard. Et quel âge ont ses filles pour s’habiller aussi court ? Ce qu’ils sont bruyants, ils font tout pour se faire remarquer ! Ils ne sont même pas français je parie. Et qu’est-ce qu’ils font à cette heure-ci ? Les enfants devraient être à l’école et eux au travail ! On accueille bien n’importe qui dans ce pays.

Toute la famille s’installe à l’arrêt du bus, qui ne viendra pas.

A la télévision, des témoins viennent parler de leur homosexualité. A grands coups de violons et de gros plans sur des nez rougis et des lèvres tremblantes, des larmes coulent, des mains applaudissent, des réclames défilent.

Où peut bien être Piotr en ce moment ? Elle voit bien plus Odette que lui depuis qu’il est parti avec le mécanicien. Guadeloupe, Martinique, Guyane ? Elle tourne la tête vers le buffet où sont disposées les quelques photos que Piotr lui envoie une ou deux fois par an. Comment peut-on être de la même famille, du même pays quand on ne voit pas le même ciel par la fenêtre ? Elle observe le visage souriant de son fils, la joue collée à celle de son amant devant une plage de sable blanc. Il ne lui manque pas. Il ne lui a jamais manqué depuis plus de 30 ans qu’il a quitté la maison. Elle se souvient du temps où elle avait encore des amies. Elles lui confiaient leur peine secrète de voir l’enfant partir du nid, leur nostalgie de ces instants fragiles qui ont glissé si vite entre leurs doigts : un goûter d’anniversaire, un sapin de Noël, une chasse au trésor… Lulu ne se rappelle aucun de ces moments soi-disant magiques avec ce fils transparent. La seule chose qui reste dans le tiroir de sa mémoire, c’est le jour où elle a emménagé dans cette maison. Elle se revoit une main sur son ventre arrondi, l’autre posée sur le rebord de la fenêtre de sa future chambre, admirant le toit doré de l’opéra. Et après plus rien. Comme si un coup de vent avait fait tourner les pages du livre si vite qu’elle en était déjà à la fin.

Jean-Sébastien la sort de ses réflexions en aboyant après une mouche qui l’empêche de faire sa sieste. Ses mâchoires claquent pour tenter de l’anéantir mais l’infâme insecte se rit de lui et multiplie les assauts. Le chien pataud bondit sur ses courtes pattes, tourne sur lui-même et finit par se laisser choir lourdement dans un couinement désespéré. La vieille s’amuse un temps du spectacle puis attrape la tapette et éclate la mouche contre la vitre.

- Voilà ! Toi, tu ne nous embêteras plus, dit-elle en regardant la tache noire. J’en connais une qui va râler mardi prochain. Au moins, elle aura une bonne raison de laver les carreaux…

Jean-Sébastien couché à ses pieds repose sa truffe satisfaite entre ses pattes.

- Et toi, si tu ne sentais pas aussi mauvais, les mouches ne viendraient pas te tourner autour !

Tous deux laissent échapper un long soupir. En face, la télé bâille un programme dans lequel les personnages se transforment en souris de laboratoire, allant du dortoir au salon, du salon au patio, du patio à la cuisine, de la cuisine à la salle de bain. Dans une cage à taille humaine, ces jeunes gens déambulent tels des fantômes, attendant qu’il ne se passe rien, comme s’ils étaient déjà arrivés au terme du voyage.

Voilà le genre de niaiseries qu’Odette se plait à regarder. Qu’on ne me dise pas qu’observer de grands adolescents s’avachir sur des canapés en mangeant des chips rend notre société plus intelligente ! Il n’y a qu’à les écouter parler, ils ne savent pas aligner deux mots sans inventer une nouvelle langue. Et c’est ça qui paie nos retraites ! Quelle honte !

Lulu s’emballe.

Et celle-là, avec son short qui lui remonte sous les aisselles et ses talons qui lui donnent l’air d’une girafe ébouriffée, elle croit que je ne vois pas son petit manège depuis le début ? Ses minauderies et ses sourires mielleux à la petite que j’aime bien, comment elle s’appelle déjà ? La pauvre, elle est si mignonne, je me demande bien ce qu’elle fait là, avec tous ces malhonnêtes, ces fourbes, ces profiteurs, ces voyous ! La girafe ne va en faire qu’une bouchée. Paf ! Ecrasée comme la mouche. Pauvre petite, le monde est cruel...

 

La voisine, 16-23/06/2015.



17/11/2015
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