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Lulu (fin)

     — Je crois qu’il est l’heure pour tout le monde d’aller prendre l’air, dit doucement Odette. Venez Lulu, je vais vous chercher votre canne.

La vieille dame se lève en silence et suit sa belle-fille et le chien. Odette la sent juste derrière elle  et ses lèvres ne peuvent contenir un sourire tremblant d’émotion. Elle lui passe une veste sur les épaules, noue un foulard autour de son cou et lui tend sa canne. Jean-Sébastien n’en croit pas ses oreilles en voyant sa maîtresse dans le hall d’entrée et Odette attraper la laisse. Aujourd’hui, l’espoir auquel il ne croyait plus depuis longtemps se réveille enfin. Il va sortir dans la rue ! La porte s’ouvre sur eux et la vie les emporte immédiatement dans son tourbillon de lumière. En poussant le portail, ils tombent nez à nez avec le facteur, sifflotant comme tous les matins sur son vélo jaune.

— Bonjour mesdames, lance-t-il guilleret. On part en promenade ?

— Vous êtes en avance aujourd’hui, répond Odette.

— Je crois que j’ai du courrier pour vous, Madame. Voilà, tenez.

— Mettez-la dans la boite aux lettres, je vous prie, nous la prendrons à notre retour.

— Non, donnez-la-moi, dit Lulu. Vous me la lirez pendant qu’on marche.

Elle a reconnu le timbre, le même, le seul qui lui arrive deux ou trois fois par an. Le facteur repart et les deux femmes entament leur marche lente à travers la ville, Jean-Sébastien trottinant fièrement au bout de sa laisse.

— C’est Piotr, dit Odette en dépliant la lettre et en tendant la photo à Lulu.

Avançant à pas lents, comme pour préserver la fragilité du moment, elle lui lit le message de son fils.

— Il est beau tout de même, remarque Lulu en contemplant le nouveau portrait de Piotr collé à son amant.

— Certainement, c’est aussi pour ça que je l’ai épousé.

— Je ne parlais pas de lui, réplique la vieille dame.

Dans le jardin en face, la voisine et son fils obèse tendent une guirlande « Joyeux anniversaire » entre les arbres pendant qu’un homme souffle sur les braises du barbecue.

— C’est toujours le même ? s’étonne Odette. Ça fait combien de temps maintenant ? Au moins 6 mois…

— Je dirais plutôt 8. C’est peut-être le bon cette fois-ci.

Elles tournent au coin de la rue qui descend vers l’opéra. D’un coup, Lulu s’arrête. Odette se retourne. Jean-Sébastien manque de s’étrangler.

— Quelque chose ne va pas ?

La vieille dame reste figée devant l’édifice en pierre. Odette la prend par le bras.

— Lulu ? Répondez-moi, qu’y a-t-il ? Voulez-vous que l’on s’assoit ?

Les petites jambes et le menton de la vieille tremblent.

— J’ai eu une mauvaise idée de vous emmener dehors. Vous n’êtes plus habituée. Toute cette agitation, c’est trop d’un coup… Quelle idiote je suis ! Venez, on rentre.

Lulu ne bouge pas. Jean-Sébastien observe inquiet.

— J’ai été une grande musicienne autrefois, commence Lulu. J’étais la meilleure, la plus talentueuse de tous les pianistes de l’époque.

Odette s’arrête, le bras toujours autour du coude de la vieille femme qui ne quitte pas des yeux les colonnes du théâtre.

— Je venais d’être engagée au grand orchestre de l’opéra. J’étais aux anges. Ma carrière allait enfin décoller.

D’un pas fébrile, Lulu se remet en marche sur les pavés de l’esplanade. Odette et Jean-Sébastien la suivent doucement.

— Vous entendez ? Ils répètent Le Lac des Cygnes. Pas très original, mais tellement beau lorsqu’il est joué à la perfection. Pour se rapprocher du théâtre, nous avons acheté la maison dont les carreaux des fenêtres ne sont jamais assez propres à votre goût. Le jour de l’emménagement, j’étais enceinte de 8 mois. Il faisait beau ce jour-là. J’étais dans notre future chambre et j’admirais le toit doré de l’opéra, une main sur mon ventre, l’autre sur le rebord de la fenêtre. J’étais si heureuse, Odette et remplie d’espoir. Tout à coup, une bourrasque de vent a rabattu le volet. Je n’ai pas compris tout de suite mais j’ai senti une douleur m’envahir jusqu’au plus profond de mon squelette. Je ne voyais plus l’opéra mais mes doigts brisés au bout de ma main coincée dans le volet. J’ai hurlé, hurlé. Mais il était trop tard, le mal était entré, comme ça, d’un coup de vent. Comme la tempête d’hier dont il ne reste plus rien aujourd’hui. Les multiples opérations n’y ont rien fait et j’ai dû me faire une raison. Je ne serai jamais la pianiste du grand orchestre de l’opéra. Piotr est né. J’ai tenté de me consoler avec lui, plaçant mon espoir entre ses mains. Mais il ne comprenait rien à la musique et ne jurait que par les voitures et la mécanique. Je ne le supportais pas, cet empoté qui faisait disparaître de ma vie Chopin, Bach, Tchaïkovski. A 18 ans, il est parti faire ses études à Paris. Son père en a profité pour mettre les voiles lui aussi, direction l’Amérique. Je n’ai plus jamais eu de nouvelles de lui. Je suis restée dans cette maison. Piotr revenait rarement. Un beau jour, il m’a présenté sa femme. Je m’en souviens comme si c’était hier. Vous étiez toute timide et gênée avec votre alliance qui vous tombait du doigt !

Lulu sourit. Odette, toujours agrippée au bras de la vieille femme, essuie ses joues en reniflant. Appuyées l’une contre l’autre, elles finissent de traverser la place et débouchent sur un square face à la maison de Lulu.

— Détachez donc Jean-Sébastien, dit-elle. La pauvre bête a besoin de se dégourdir les pattes, n'est-ce pas ?

Le chien libéré retrouve les joies d’uriner aux quatre coins du parc. Odette attrape un mouchoir au fond de son sac. Lulu s’installe sur un banc.

— Je n’avais jamais remarqué que la fenêtre du salon était plus petite que les autres.

 

 

La voisine, 16-23/06/2015.



03/12/2015
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