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Archives 2015


Lulu (fin)

     — Je crois qu’il est l’heure pour tout le monde d’aller prendre l’air, dit doucement Odette. Venez Lulu, je vais vous chercher votre canne.

La vieille dame se lève en silence et suit sa belle-fille et le chien. Odette la sent juste derrière elle  et ses lèvres ne peuvent contenir un sourire tremblant d’émotion. Elle lui passe une veste sur les épaules, noue un foulard autour de son cou et lui tend sa canne. Jean-Sébastien n’en croit pas ses oreilles en voyant sa maîtresse dans le hall d’entrée et Odette attraper la laisse. Aujourd’hui, l’espoir auquel il ne croyait plus depuis longtemps se réveille enfin. Il va sortir dans la rue ! La porte s’ouvre sur eux et la vie les emporte immédiatement dans son tourbillon de lumière. En poussant le portail, ils tombent nez à nez avec le facteur, sifflotant comme tous les matins sur son vélo jaune.

— Bonjour mesdames, lance-t-il guilleret. On part en promenade ?

— Vous êtes en avance aujourd’hui, répond Odette.

— Je crois que j’ai du courrier pour vous, Madame. Voilà, tenez.

— Mettez-la dans la boite aux lettres, je vous prie, nous la prendrons à notre retour.

— Non, donnez-la-moi, dit Lulu. Vous me la lirez pendant qu’on marche.

Elle a reconnu le timbre, le même, le seul qui lui arrive deux ou trois fois par an. Le facteur repart et les deux femmes entament leur marche lente à travers la ville, Jean-Sébastien trottinant fièrement au bout de sa laisse.

— C’est Piotr, dit Odette en dépliant la lettre et en tendant la photo à Lulu.

Avançant à pas lents, comme pour préserver la fragilité du moment, elle lui lit le message de son fils.

— Il est beau tout de même, remarque Lulu en contemplant le nouveau portrait de Piotr collé à son amant.

— Certainement, c’est aussi pour ça que je l’ai épousé.

— Je ne parlais pas de lui, réplique la vieille dame.

Dans le jardin en face, la voisine et son fils obèse tendent une guirlande « Joyeux anniversaire » entre les arbres pendant qu’un homme souffle sur les braises du barbecue.

— C’est toujours le même ? s’étonne Odette. Ça fait combien de temps maintenant ? Au moins 6 mois…

— Je dirais plutôt 8. C’est peut-être le bon cette fois-ci.

Elles tournent au coin de la rue qui descend vers l’opéra. D’un coup, Lulu s’arrête. Odette se retourne. Jean-Sébastien manque de s’étrangler.

— Quelque chose ne va pas ?

La vieille dame reste figée devant l’édifice en pierre. Odette la prend par le bras.

— Lulu ? Répondez-moi, qu’y a-t-il ? Voulez-vous que l’on s’assoit ?

Les petites jambes et le menton de la vieille tremblent.

— J’ai eu une mauvaise idée de vous emmener dehors. Vous n’êtes plus habituée. Toute cette agitation, c’est trop d’un coup… Quelle idiote je suis ! Venez, on rentre.

Lulu ne bouge pas. Jean-Sébastien observe inquiet.

— J’ai été une grande musicienne autrefois, commence Lulu. J’étais la meilleure, la plus talentueuse de tous les pianistes de l’époque.

Odette s’arrête, le bras toujours autour du coude de la vieille femme qui ne quitte pas des yeux les colonnes du théâtre.

— Je venais d’être engagée au grand orchestre de l’opéra. J’étais aux anges. Ma carrière allait enfin décoller.

D’un pas fébrile, Lulu se remet en marche sur les pavés de l’esplanade. Odette et Jean-Sébastien la suivent doucement.

— Vous entendez ? Ils répètent Le Lac des Cygnes. Pas très original, mais tellement beau lorsqu’il est joué à la perfection. Pour se rapprocher du théâtre, nous avons acheté la maison dont les carreaux des fenêtres ne sont jamais assez propres à votre goût. Le jour de l’emménagement, j’étais enceinte de 8 mois. Il faisait beau ce jour-là. J’étais dans notre future chambre et j’admirais le toit doré de l’opéra, une main sur mon ventre, l’autre sur le rebord de la fenêtre. J’étais si heureuse, Odette et remplie d’espoir. Tout à coup, une bourrasque de vent a rabattu le volet. Je n’ai pas compris tout de suite mais j’ai senti une douleur m’envahir jusqu’au plus profond de mon squelette. Je ne voyais plus l’opéra mais mes doigts brisés au bout de ma main coincée dans le volet. J’ai hurlé, hurlé. Mais il était trop tard, le mal était entré, comme ça, d’un coup de vent. Comme la tempête d’hier dont il ne reste plus rien aujourd’hui. Les multiples opérations n’y ont rien fait et j’ai dû me faire une raison. Je ne serai jamais la pianiste du grand orchestre de l’opéra. Piotr est né. J’ai tenté de me consoler avec lui, plaçant mon espoir entre ses mains. Mais il ne comprenait rien à la musique et ne jurait que par les voitures et la mécanique. Je ne le supportais pas, cet empoté qui faisait disparaître de ma vie Chopin, Bach, Tchaïkovski. A 18 ans, il est parti faire ses études à Paris. Son père en a profité pour mettre les voiles lui aussi, direction l’Amérique. Je n’ai plus jamais eu de nouvelles de lui. Je suis restée dans cette maison. Piotr revenait rarement. Un beau jour, il m’a présenté sa femme. Je m’en souviens comme si c’était hier. Vous étiez toute timide et gênée avec votre alliance qui vous tombait du doigt !

Lulu sourit. Odette, toujours agrippée au bras de la vieille femme, essuie ses joues en reniflant. Appuyées l’une contre l’autre, elles finissent de traverser la place et débouchent sur un square face à la maison de Lulu.

— Détachez donc Jean-Sébastien, dit-elle. La pauvre bête a besoin de se dégourdir les pattes, n'est-ce pas ?

Le chien libéré retrouve les joies d’uriner aux quatre coins du parc. Odette attrape un mouchoir au fond de son sac. Lulu s’installe sur un banc.

— Je n’avais jamais remarqué que la fenêtre du salon était plus petite que les autres.

 

 

La voisine, 16-23/06/2015.


03/12/2015
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Lulu (4)

     — J’espère que je ne vous réveille pas. Vous avez vu cet orage ? J’étais inquiète, je venais voir si tout allait bien.

— A votre avis, grince Lulu.

— C’est qu’il y a eu de sacrés dégâts dans la nuit, reprend Odette en avançant vers la cuisine. Vous n’avez pas encore déjeuné je présume. En chemin j’en ai profité pour acheter des croissants. Je vais faire du café.

— Je préfère les biscottes.

— Des dizaines de maisons ont été inondées, des routes se sont éventrées, des ponts se sont effondrés. Il paraît qu’il y a de nombreux blessés… Où sont les filtres déjà ?

— Et pourquoi pas des morts tant que vous y êtes ! Il n’y a plus de filtres, vous avez oublié d’en racheter. De toute façon, je prends de la Ricorée.

— Je ne plaisante pas. Allumez la télé, vous verrez. On ne parle que de ça.

Après plusieurs tentatives, l’écran refuse de se mettre en marche.

— Il a dû griller avec l’orage, c’est embêtant…

— Tant mieux, je n’aurai plus à subir ces horreurs !

— C’est fou comme une tempête balaie tout, comme ça, d’un coup de vent. Et l’instant d’après, tout redevient calme. Il ne reste plus que de la boue et des gravats comme seules traces de son passage. Ouvrez le store, vous allez voir comme il fait beau ce matin.

— Ouvrez-le donc vous-même ! Voilà à peine 10 minutes que je suis debout et vous me fatiguez déjà avec vos histoires.

Odette achève de préparer le petit-déjeuner, pose le plateau sur la table de la salle à manger puis presse le bouton du volet roulant.

— Allez, relève-toi maudite machine !

— On dirait bien qu’il a pris la foudre lui aussi, siffle Lulu dans un sourire narquois. C’est ça le progrès !

— Qu’est-ce que c’est que cette tache ? J’ai lavé les vitres hier !

— Une mouche qui dérangeait Jean-Sébastien pendant sa sieste, répond Lulu distraitement en trempant une biscotte dans sa tasse. Et mes gouttes, vous ne me les avez pas données.

— Vous en prenez encore ? Je pensais que le médecin vous avait dit d’arrêter.

— Vous me faites rire, vous et les médecins, ça se voit que ce n’est pas vous qui souffrez ! C’est sûr, quand tout va bien chez soi, on ne regarde pas par la fenêtre.

Sous la lumière blafarde du lustre, le petit déjeuner se poursuit en silence, interrompu par quelques léchages et bâillements aigus du vieux chien.

— Il faut trouver un moyen d’ouvrir ce volet, finit par dire Odette.

— Cessez de vous entêter, il est en panne. Vous vous y connaissez en stores électriques ?

— Vous n’allez tout de même pas rester dans le noir tout le week-end. Je vais appeler un dépanneur.

— Pas question ! Ça va me coûter une fortune. Et puis comme ça, Jean-Sébastien ne nous cassera pas les oreilles à la vue des passants.

— Personne ne vit enfermé dans le noir. Les plantes par exemple…

— Je ne suis pas une plante ! s’énerve Lulu. Je vous dis que ça me convient parfaitement. D’ailleurs, j’aurais dû y songer plus tôt. Et maintenant, vous pouvez y aller, je n’ai pas besoin de vous.

— Pas avant d’avoir passé un coup d’éponge sur ces carreaux dégoûtants…et d’aspirateur, ce chien perd les poils à une vitesse !

A la fin de la matinée, la maison est nettoyée, briquée, dépoussiérée de fond en comble. Jean-Sébastien commence à piétiner devant la porte.

— Voilà une bonne chose de faite, soupire Odette en s’essuyant le front. Qu’est-ce qu’il fait lourd dans cette pièce. Ça ne vous dirait pas d’aller faire un petit tour ? Je crois qu’il est l’heure de sortir le chien.

— Il n’y a qu’à lui ouvrir la porte pour qu’il aille faire ses besoins dans la cour.

— Pauvre bête, il aimerait certainement mieux aller galoper dans l’herbe.

— Allez-y vous ! Moi je reste là !

Odette s’assoit sur le canapé face au fauteuil où la vieille femme est assise.

— Lulu, ça fait combien de temps que vous n’êtes pas sortie, ne serait-ce que pour aller récupérer le courrier ?

— Qu’est-ce que ça peut vous faire ? Vous savez bien que je ne peux pas marcher.

— Vous ne pouvez pas, ou vous ne voulez pas ?

La vieille se raidit. C’est bien la première fois que sa belle-fille ose lui parler ainsi. Elle tourne la tête vers la fenêtre barricadée. Odette, poussée par cet élan d’audace, poursuit.

— Qu’est-ce qui vous fait peur à l’extérieur Lulu ?

— Vous divaguez ma chère ! La chaleur probablement.

— Inutile de mentir. On ne se ment pas éternellement à soi-même…

— Qu’allez-vous chercher ? C’est vous qui avez un problème ! Mon fils vous a quittée il y a presque 10 ans et vous restez là, accrochée à je ne sais quoi, fidèle au poste comme un chien sur une aire d’autoroute. Qu’attendez-vous à la fin ?

— C’est vrai, répond Odette, Piotr est parti et je n’ai pas refait ma vie. Je n’aurai pas d’enfants, il est trop tard pour ça. A la place, je m’occupe d’une vieille dame aigrie et de son chien tout aussi acariâtre que je lui ai offert croyant qu’il égaierait un peu sa vie. Je me suis trompée, comme je le fais si souvent, n’est-ce pas ? Je ne suis pas très maligne, peut-être même un peu sotte. Je regarde des émissions stupides et je suis trop naïve. Mais je sais au moins une chose. Derrière le store usé de ces yeux que je côtoie depuis plus de 20 ans, il y a une autre Lulu, une Lulu qui sourit. C’est elle que j’attends.

Le regard toujours pointé sur le volet fermé, Lulu cligne nerveusement des paupières, comme pour éponger les gouttes brûlantes et acides qui se pressent sur le rebord de ses yeux. Elle ne dit rien. Elle ne trouve pas de mots, de ces mots secs, froids, blessants qui lui viennent pourtant si facilement d’habitude. Mais pas cette fois-ci. Odette, le cœur battant jusque dans ses tempes, tente de reprendre sa respiration en fixant le dos ratatiné dans son fauteuil. La pendule sonne midi. Aussitôt Jean-Sébastien bondit sur ses pattes et se plante devant la porte en gémissant...

 

La voisine, 16-23/06/2015.


25/11/2015
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Petite rue

Elle est toute petite, même pas 100 mètres de long. Et pourtant c’est bien ma rue à moi, ma toute petite rue qui ne fait même pas 100 mètres de long, ma rue à moi qui n’a même pas de nom.

Elle est là, petite, trapue, grise… Personne ne la remarque vraiment en lui passant dessus. Et pourtant c’est bien elle, ma rue.

Si elle tourne la tête d’un côté, elle aperçoit un gros bâtiment de pierres dans lequel, à certains moments de la journée, des gens entrent pour y boire des coups et trinquer. Ce gros bâtiment, bruyant et plein de fumée à certains moments de la journée, c’est ma maison. Ma maison à moi. Ma grosse maison dans ma toute petite rue de même pas 100 mètres de long.

Si elle tourne la tête de l’autre côté, elle peut voir un joli parc avec son majestueux platane qui fait la ronde avec les acacias et le tilleul. Au milieu de ce joli parc, un bloc de granit porté par des bras de bronze tente de s’élever jusqu’au ciel, balafré du nom de ceux qui un jour, il y a de cela longtemps, sont montés dans des camions et puis ne sont jamais revenus.

Ce jour-là, il y a de cela fort longtemps, elle était déjà là ma rue, ma petite rue à moi. Elle a vu tous ces hommes monter dans les camions et elle les a attendus, longtemps… Ma rue, ma toute petite rue de même pas 100 mètres de long.

Aujourd’hui, je la regarde d’un peu plus haut, d’un peu plus loin et le gros bâtiment de pierres n’est plus ma maison.

Mais j’ai appris avec fierté que lorsque cette petite rue grise et trapue tourne encore la tête d’un côté, elle peut toujours apercevoir, à certains moments de la journée, des femmes et des hommes y faire la fête et continuer, peut-être même plus que jamais, de trinquer, trinquer, trinquer…

 

La voisine, le 18/11/2015. (texte écrit en atelier d'écriture)

 


18/11/2015
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Toujours debout

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Chers amis lecteurs, bonsoir.

 

...

Que dire, qu'écrire, que rajouter de plus?

...

4 jours déjà se sont écoulés, goutte à goutte, grain par grain, comme dans un sablier un peu bouché.

...

4 pauvres petites journées comme les autres mais pas tout à fait.

Le temps a du mal à avancer, lui qui court toujours trop vite.

...

Quelque chose s'est passé. Trop vite pour que je comprenne.

Quelque chose s'est imprimé pour longtemps. Peut-être même pour toujours.

...

Une tache, rouge, qui ne cesse de grossir.

Une tache qui me déborde, me submerge, qui envahit tout autour de moi, comme une goutte de vin qui s'échappe en trinquant dans un bistrot, comme un briquet allumé dans le noir d'une salle de spectacle, comme un poing levé, comme un drapeau, un étendard brandi en signe de résistance.

...

J'en ai mal à la gorge mais je ne veux pas me taire.

J'en ai les jambes et le souffle coupés mais je veux rester debout, comme tous les autres.

Je veux continuer de faire la fête avec mes amis et l'amour avec mon voisin.

Je veux continuer d'emplir mon ventre d'alcool dans les bars si c'est ce qui me chante et chanter et danser les bras en l'air, dans le noir ou dans la rue si c'est ce qui m'enivre.

...

Je veux continuer d'aimer les gens, tous les gens et de me sentir bien avec eux.

Je veux continuer de croire en l'humanité, parce qu'elle est capable de faire de si belles choses et parce que je n'ai pas le choix.

Parce que je veux mourir autrement que par la connerie d'une poignée de mes congénères.

Parce que pendant que ceux-ci tirent lâchement dans le tas avant de se faire exploser, d'autres se retournent dans leur tombe.

...

Parce que je pense à eux.

Parce que je pense à ce chat ou ce chien qui n'a pas eu sa 2ème ration de croquettes vendredi soir. Parce que ses maîtres ne sont jamais rentrés.

...

Parce que je n'ai pas d'enfants.

Parce que je ne sais pas si j'en aurai un jour.

Parce que je ne veux pas avoir peur pour eux.

Parce que je veux continuer de croire qu'ils vivront, comme moi, comme nous, libres, libres, libres.

...

Que dire, qu'écrire que rajouter de plus?

...

Peut-être simplement continuer de faire.

...

Continuer de laisser couler les grains de sable au rythme des battements du coeur.

Continuer de trinquer avec les copains dans les bistrots, de brandir mon briquet et mon poing, de rester debout.

Continuer d'être en vie, d'en savourer son goût, sa valeur et sa fragilité, d'en être fière.

...

Alors, continuer d'écrire.

...

Lulu est un peu chamboulée elle aussi, même si elle se refuse à l'admettre. Mais elle est toujours debout et vous attend pour son 3ème extrait.

 

Bonne lecture

et ne vous arrêtez jamais d'aimer, s'il vous plait...*

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17/11/2015
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Lulu (2)

     ... Après manger, elle dépose le plateau dans l’évier et rejoint son fauteuil près de la fenêtre. Jean-Sébastien vient s’assoir à ses pieds. Un œil sur la petite lucarne, l’autre sur la rue, elle commence sa longue litanie quotidienne.

Ce que le monde peut être moche, inutile, mauvais, répugnant. Une famille passe sous son balcon. La mère, bien jeune à son goût, porte un bébé dans ses bras, la poussette servant de caddie. Elle crie sur le petit garçon d’à peine trois ans qui refuse de lui tenir la main. Comme les deux fillettes derrière lui, il dévore une barbe à papa. Fermant la marche, un jeune homme vocifère dans son téléphone portable.

A-t-on idée de sortir accoutrée de la sorte ! Blonde décolorée, robe de chambre rose fuchsia et poussette léopard. Et quel âge ont ses filles pour s’habiller aussi court ? Ce qu’ils sont bruyants, ils font tout pour se faire remarquer ! Ils ne sont même pas français je parie. Et qu’est-ce qu’ils font à cette heure-ci ? Les enfants devraient être à l’école et eux au travail ! On accueille bien n’importe qui dans ce pays.

Toute la famille s’installe à l’arrêt du bus, qui ne viendra pas.

A la télévision, des témoins viennent parler de leur homosexualité. A grands coups de violons et de gros plans sur des nez rougis et des lèvres tremblantes, des larmes coulent, des mains applaudissent, des réclames défilent.

Où peut bien être Piotr en ce moment ? Elle voit bien plus Odette que lui depuis qu’il est parti avec le mécanicien. Guadeloupe, Martinique, Guyane ? Elle tourne la tête vers le buffet où sont disposées les quelques photos que Piotr lui envoie une ou deux fois par an. Comment peut-on être de la même famille, du même pays quand on ne voit pas le même ciel par la fenêtre ? Elle observe le visage souriant de son fils, la joue collée à celle de son amant devant une plage de sable blanc. Il ne lui manque pas. Il ne lui a jamais manqué depuis plus de 30 ans qu’il a quitté la maison. Elle se souvient du temps où elle avait encore des amies. Elles lui confiaient leur peine secrète de voir l’enfant partir du nid, leur nostalgie de ces instants fragiles qui ont glissé si vite entre leurs doigts : un goûter d’anniversaire, un sapin de Noël, une chasse au trésor… Lulu ne se rappelle aucun de ces moments soi-disant magiques avec ce fils transparent. La seule chose qui reste dans le tiroir de sa mémoire, c’est le jour où elle a emménagé dans cette maison. Elle se revoit une main sur son ventre arrondi, l’autre posée sur le rebord de la fenêtre de sa future chambre, admirant le toit doré de l’opéra. Et après plus rien. Comme si un coup de vent avait fait tourner les pages du livre si vite qu’elle en était déjà à la fin.

Jean-Sébastien la sort de ses réflexions en aboyant après une mouche qui l’empêche de faire sa sieste. Ses mâchoires claquent pour tenter de l’anéantir mais l’infâme insecte se rit de lui et multiplie les assauts. Le chien pataud bondit sur ses courtes pattes, tourne sur lui-même et finit par se laisser choir lourdement dans un couinement désespéré. La vieille s’amuse un temps du spectacle puis attrape la tapette et éclate la mouche contre la vitre.

- Voilà ! Toi, tu ne nous embêteras plus, dit-elle en regardant la tache noire. J’en connais une qui va râler mardi prochain. Au moins, elle aura une bonne raison de laver les carreaux…

Jean-Sébastien couché à ses pieds repose sa truffe satisfaite entre ses pattes.

- Et toi, si tu ne sentais pas aussi mauvais, les mouches ne viendraient pas te tourner autour !

Tous deux laissent échapper un long soupir. En face, la télé bâille un programme dans lequel les personnages se transforment en souris de laboratoire, allant du dortoir au salon, du salon au patio, du patio à la cuisine, de la cuisine à la salle de bain. Dans une cage à taille humaine, ces jeunes gens déambulent tels des fantômes, attendant qu’il ne se passe rien, comme s’ils étaient déjà arrivés au terme du voyage.

Voilà le genre de niaiseries qu’Odette se plait à regarder. Qu’on ne me dise pas qu’observer de grands adolescents s’avachir sur des canapés en mangeant des chips rend notre société plus intelligente ! Il n’y a qu’à les écouter parler, ils ne savent pas aligner deux mots sans inventer une nouvelle langue. Et c’est ça qui paie nos retraites ! Quelle honte !

Lulu s’emballe.

Et celle-là, avec son short qui lui remonte sous les aisselles et ses talons qui lui donnent l’air d’une girafe ébouriffée, elle croit que je ne vois pas son petit manège depuis le début ? Ses minauderies et ses sourires mielleux à la petite que j’aime bien, comment elle s’appelle déjà ? La pauvre, elle est si mignonne, je me demande bien ce qu’elle fait là, avec tous ces malhonnêtes, ces fourbes, ces profiteurs, ces voyous ! La girafe ne va en faire qu’une bouchée. Paf ! Ecrasée comme la mouche. Pauvre petite, le monde est cruel...

 

La voisine, 16-23/06/2015.


17/11/2015
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Lulu (3)

     Lulu attrape la télécommande et entame l’interminable zapping des 275 chaînes, sous le regard blasé de Jean-Sébastien. Une course-poursuite dans les rues de San Francisco entre un trafiquant de drogue et la police américaine ; une émission de cuisine spéciale femmes modernes et pressées à base de tofu au micro-ondes ; des clips musicaux ou presque où des jeunes demoiselles se trémoussent en maillot de bain devant une meute de loups bardés de chaînes et de dents en or ; une interview avec un ministre-député-maire blanc comme neige ; un reportage sur la reproduction des fourmis rouges au Guatemala et un autre sur la menace des invasions estivales de caravanes aux abords des villes de France ; un téléfilm où le héros doit lutter contre une guerre civile, un tremblement de terre, une maladie incurable et la trahison de son meilleur ami avant de pouvoir enfin retrouver la seule et unique femme de sa vie, son amour d’enfance, sans savoir qu’il s’agit en fait de sa demi-sœur.

Un bruit de moteur détourne le regard désabusé de Lulu vers la fenêtre. C’est la voisine qui revient du supermarché. Elle la voit ouvrir le coffre et en sortir d’énormes sacs pleins à craquer. Jean-Sébastien se précipite à son poste et lance l’alerte.

— Eh bien, ce n’est pas la crise pour tout le monde on dirait. Et après elle s’étonne que son fils est obèse. Elle n’a qu’à l’inscrire au sport au lieu de le laisser jouer toute la journée à ses jeux vidéo débiles. Vraiment, il y en a, il faudrait leur faire passer un permis pour être parents ! Assez, Jean-Sébastien ! Va te coucher, je n’entends pas ce qu’elle crie à son mari. Enfin, son mari… Celui qu’elle tient plus longtemps que les autres. Parce que ça y va le défilé chez elle ! Des vieux, des jeunes, des grands, des petits, des gros, des maigres… On aura tout vu ! M’enfin, on dirait que celui-là, elle n’a pas envie de s’en défaire tout de suite. Ça fait quoi, bien 6 ou 8 mois qu’il est là. Il doit savoir bricoler, bien gagner sa vie et surtout supporter cette pimbêche jamais contente, toujours à rouspéter, à vouloir ce qu’il y a de plus beau, de plus neuf, de plus brillant. Elle fait la maligne au volant de son 4x4 et perchée sur ses talons aiguilles. Mais moi je sais que sans la pension de son ex-mari, elle ne pavoiserait pas autant sous mon balcon.

La porte d’entrée de la voisine claque et Lulu reprend sa morne contemplation du petit écran jusqu’à ce que le soleil disparaisse derrière les toits et que les lumières s’allument aux fenêtres des maisons. Jean-Sébastien la tire de sa torpeur en réclamant sa deuxième ration de la journée. La vieille femme s’extirpe de son fauteuil, verse les croquettes dans l’écuelle et part se faire réchauffer le reste de soupe de la veille. Le vent se lève et les nuages précipitent la tombée de la nuit. Bientôt de grosses gouttes de pluie s’écrasent sur le goudron fumant. L’orage approche. C’est bien ce qu’elle avait compris ce midi à la météo, vigilance orange sur tout le département. Lulu n’aime pas l’orage et encore moins le vent qui souffle plus en plus fort. Jean-Sébastien non plus. Après avoir déposé son assiette dans l’évier, elle presse le bouton du store électrique jusqu’à ce qu’il soit totalement baissé. Puis elle s’installe sur le canapé et reprend la ronde des chaînes de télévision, les pieds recouverts par le corps lourd et haletant du vieux chien inquiet.

Soudain une déflagration retentit. Lulu sursaute. Jean-Sébastien tente de lui grimper sur les genoux. La télévision et les lumières s’éteignent. Il fait tout noir. Elle se lève du canapé, trouve une bougie et une boite d’allumettes, se dirige vers la chambre, retire ses pantoufles et souffle sur la flamme, Jean-Sébastien blotti sur l’édredon.

Au petit matin, des tambourinements à la porte la réveillent. On est samedi, il est 8h. Qui cela peut bien être ? La vieille femme et le vieux chien sortent de la chambre en traînant la patte, les yeux gonflés et la mine contrariée. C’est Odette...

 

La voisine, 16-23/06/2015.


17/11/2015
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Lulu (1)

     — C’est fou ce que ces vitres peuvent être sales ! Je les ai pourtant lavées mardi. Trois jours plus tard, c’est comme si je n’avais rien fait !

Odette soupire en s’essuyant le front et jette un coup d’œil à la pendule du salon. Bientôt 12h30. Elle descend de la chaise, ferme la fenêtre et se dirige vers la cuisine. Jean-Sébastien lève à peine les yeux lorsqu’elle passe devant lui.

— Je vais vous faire une bonne salade de crudités. Avec cette chaleur, je parie que ce n’est pas le cassoulet qui vous tente…

— Si justement, rétorque Lulu. Vous avez peut-être chaud, vous, à gesticuler dans tous les sens, mais pas moi. Vous ne savez pas ce que c’est que d’être vieille. Ça vous est égal que l’on se gèle devant la télévision pendant que vous ouvrez grand les fenêtres.

— Je peux vous assurer qu’il fait plus chaud dehors que dedans. Si vous avez froid, pourquoi n’iriez-vous pas faire une promenade après manger ?

Lulu hausse les épaules en secouant la tête. Moi, aller dehors, cette pauvre Odette perd la boule ! Je peux à peine marcher.

— Je vous accompagne si vous voulez, propose Odette qui a entendu les grognements de la vieille dame.

— Préparez­-moi votre fichue salade au lieu de dire des bêtises ! conclut Lulu, les yeux toujours fixés sur le poste de télévision.

Aux informations régionales, on annonce un plan de restructuration dans une entreprise de 300 salariés. Certains partiront en retraite anticipée, d’autres iront pointer au  Pôle emploi. La grève des transports en est à son 4ème jour et un maire-député-ministre assure les yeux dans les yeux qu’il est blanc comme neige.

— C’est ça, aussi blanc que mes cheveux, ricane Lulu. Entre ça et les grévistes, je me demande bien où va le monde.

— Qu’est-ce que ça peut vous faire ? Vous ne prenez pas le bus, vous ne sortez même pas.

— Je ne dis pas ça pour moi. Ce n’est pas moi qui vais devoir courir aujourd’hui encore d’un bout à l’autre de la ville.

— Ne vous inquiétez pas pour moi Lulu, je ne vais pas me plaindre, j’ai du travail moi au moins…

La vieille horloge sonne 12h30. Aussitôt Jean-Sébastien se redresse et se précipite vers la fenêtre. De l’autre côté, le facteur arrête son vélo jaune devant le portail.

— Jean-Sébastien, tais-toi ! crie Odette.

Mais le chien continue de hurler, debout sur ses pattes arrière en grattant les vitres.

— Arrête ! Tu vas mettre des traces partout !

— Chut ! C’est malin, je n’ai pas entendu ce qu’ils disaient à la météo, maugrée Lulu.

Le facteur enfourche son vélo et disparaît, emportant avec lui l’éphémère agitation de la maison. Odette dépose un plateau sur la table de la salle à manger.

— Votre repas est prêt. Je vous laisse. A mardi !

La porte d’entrée claque. Lulu, Jean-Sébastien et la télé se retrouvent seuls. La vieille femme s’attable devant sa salade, sous le regard envieux du chien.

J’aurais préféré un cassoulet. Cette Odette, elle fait tout de travers. Elle a chaud quand il fait froid, elle sourit quand on la rabroue, elle lave ce qui ne s’efface pas. Elle reste là, alors que mon fils est parti. Elle aurait pu refaire sa vie ailleurs avec un homme qui l’aurait aimée et lui aurait donné des enfants, puisqu’elle aime les enfants. Mais non, elle s’entête à venir deux fois par semaine, à passer l’aspirateur, faire les courses, la cuisine et rendre les carreaux de mes fenêtres plus transparents qu’ils ne sont !

Une goutte de bave tombe de la babine de Jean-Sébastien.

Et elle m’a affublée de ce cabot acariâtre et empoté ! En pleine canicule, elle m’a porté cette boule de poils puante pensant qu’elle changerait ma vie. Mais ma vie a changé bien avant. Odette n’y comprend vraiment rien...

 

La voisine, 16-23/06/2015.

 


02/11/2015
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le saule pleureur (fin)

     ...

— Qu'est-ce que tu fais quand tu es ici ? Il n'y a rien à manger, rien à ronger, rien pour s'amuser. On ne voit pas si le facteur arrive pour lui courir après en aboyant ou un de ces satanés chats qui rodent et qu'on pourrait faire grimper aux arbres. Tu ne t'ennuies pas toute seule ?

— Ici, je ne m'ennuie jamais. Ce sont les autres qui m'ennuient. Et puis je ne suis pas toute seule, je parle avec mes amis.

— Quels amis ?

— Tous ceux qui sont là, avec nous.

Le chien regarde autour de lui et ne voit personne.

— Je dessine aussi et j'écris.

Aucune feuille ni aucun crayon sur le sol à côté d'eux.

— Ce n'est pas parce que tu ne le vois pas que cela n'existe pas.

— Un peu comme les ennemis...

— Tu as tout compris !

— Et tu fais quoi d'autre ?

— Parfois, s'il est tard, je discute avec les étoiles et la lune. C'est plus rare mais j'aime beaucoup. Tu sais, elle est très gentille la lune. De là-haut, elle voit tant de choses que nous ne percevons pas. J'aime les conseils qu'elle me donne. Et ses clins d'oeil.

— La lune te fait des clins d'oeil ?

— Oui, cela lui arrive.

— Et elle te donne aussi à manger ?

— Mais non, voyons ! Comment voudrais-tu qu'elle le fasse ? C'est la lune !

— Je ne sais pas... Tu n'en parles pas, mais moi j'ai souvent faim. J'ai peur que cela me manque.

— Nous ferons des provisions de croquettes, de gâteaux salés, d'os et de tout ce qui te fait envie. On a le droit d'emmener tout ce qu'on veut ici et personne ne viendra te le reprendre !

Pour la première fois, dans la pénombre, la petite fille sourit. D'un vrai sourire d'enfant, sincère, argenté et doux. Le chien se relève et s'approche d'elle.

— J'accepte de faire équipe avec toi... si tu es toujours d'accord.

Une tendre chaleur le traverse en voyant le visage de la fillette s'illuminer de nouveau. Il se souvient du jour où il a reçu son premier collier. Il avait senti les mêmes picotements dans tout son corps et son petit coeur s'était emballé sous le regard radieux et les caresses débordantes et fougueuses de son jeune maître.

Elle lui prend la patte droite et la pose dans sa main droite.

— Amis pour la vie !

Puis elle ajoute solennellement:

— Je serai toujours là pour toi, tu seras toujours là pour moi.

— Amis pour la vie ! répète-t-il.

Il aboie de joie et elle éclate de rire. Comme il est bon d'entendre à nouveau ces éclats de voix aigus résonner sous les feuilles ! Comme cela lui avait manqué ! Tel un chercheur d'or déterrant les pépites ensevelies depuis des siècles, il est si heureux qu'il ne peut se retenir de lécher le bout du nez de l'enfant.

     Alors, à l'heure où le parc, la maison et la campagne tout entière plongent dans les profondeurs d'un sommeil lourd et étouffant, les uns la main posée sur leur ventre repu de grillades et de vin, les autres calfeutrés dans leur nid bien à l'ombre, le saule pleureur se réveille secrètement.

A l'abri du regard des grands et de la vie, la forteresse se transforme en terrain de jeu, en champ de bataille, en vaisseau spatial, en bateau pirate, en île déserte, en caravane partie pour un long voyage. Personne n'entend les "A l'attaque !", "A vos marques, prêts, feu, partez !", "A l'abordage !" ni tous les cris, ni tous les rires, ni tous les aboiements des deux pensionnaires du vieil arbre ridé et recroquevillé sur lui-même. Sous sa barbe et ses cheveux trop longs, dans ce coeur de bois qui retrouve son âme d'enfant, le temps ne compte plus ou pour du beurre. Plus d'heures, plus de minutes, plus d'avant, plus d'après. La fillette et le chien sont maintenant, sont il était une fois, sont dans mille ans; un peu ici, un peu ailleurs mais là, dans le ventre du saule pleureur qui rit aux éclats avec eux.

Elle est le capitaine d'une meute de flibustiers assoiffés d'aventure, le chef de guerre d'une armée colossale défendant fièrement son château fort, le commandant d'une navette intergalactique partie à la découverte d'un nouvel univers, l'arbitre de la finale de la coupe du monde de cracheurs de croquettes, le premier ministre et bras droit de la lune.

Il est son preux destrier bardé et caparaçonné, son courageux et invincible champion multirécidiviste, son vaillant et fidèle matelot devenu borgne au cours de tant d'années de service, son assistant dévoué marchant dans ses pas, parfait reflet de sa silhouette.

Ils ne sont plus seuls. Sous leurs pieds et leurs pattes, le monde entier s'offre à eux. Elle a enfin un royaume, un empire et gouverne en souveraine intraitable et autoritaire mais juste. Il a retrouvé un clan, une famille et même un collier, tressé de lianes d'osier qu'il a reçu en gratitude de sa loyauté et de sa bravoure après le succès de la bataille contre la fourmilière géante.

Loin du monde des grands et leurs fantômes, dans cet univers peuplé de fées, de lutins, de dragons, d'étoiles et d'autres créatures imaginaires, chacun a sa place. Qu'il est bon d'être la maîtresse de ce pays des rêves, de le décider, de le diriger, d'y être aimée et respectée ! Qu'il est bon d'être de nouveau attaché à quelqu'un, de lui appartenir et de le suivre partout !

Derrière leurs remparts, ils dessinent un immense ciel bleu sans nuage, sans l'ombre d'une main pour s'abattre sur eux, pour les chasser ou leur refermer la portière sur le nez. Le repas est terminé depuis longtemps. Personne n'a rappelé la petite fille. Le chien a oublié qu'il avait faim. Qu'importe, une nouvelle vie, une revanche retentit et fait vibrer leurs voix entre les bras du vieux saule.

Ils ne voient pas le soleil se retirer doucement derrière la cime des arbres et rejoindre l'horizon mauve pâle, ni tous les insectes et tous les oiseaux ranger leurs ailes pour regagner leur nid. Ils n'entendent pas la musique de la journée baisser d'intensité jusqu'à devenir un faible grésillement à peine perceptible. Ils ne sentent pas descendre sur eux le voile humide de la nuit qui éteint les dernières lueurs et donne les premiers frissons. Seul au milieu du parc endormi, le saule pleureur les retient bien au chaud, les recouvrant de toutes ses branches afin de les garder contre lui pour l'éternité.

 

     Soudain une voix grave hurle, vocifère des mots incompréhensibles. Une voix plus faible et plus douce lui fait écho. La grosse voix s'approche lourdement. Elle titube, s'agrippe aux lianes du saule, passe la main à travers et s'abat sèchement. On gémit. On grogne. On donne un coup de pied. Un aboiement s'échappe. Un cri résonne comme une sirène d'ambulance. La main retombe violemment. La voix douce tente d'apaiser mais la grosse devient tonnerre.

Le saule pleureur regarde l'enfant s'éloigner dans l'orage. A ses pieds, une boule de poils s'enroule contre son écorce, tenant fermement la clé de la forteresse entre ses pattes.

 

La voisine, 26/04-14/06/2015.

 

Liste d'honneur  du concours de nouvelles  2015 (Editions Contre-Ciel).

 


08/10/2015
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Le saule pleureur (3)

     ... Tous deux se taisent un long moment. De l'autre côté des remparts, le soleil arrose le parc tout entier. Du monde s'est attablé sous le poirier en fleurs et déguste une royale côte de boeuf dans une cascade de cris, de rires et de tintements de verres.

— Tu ne vas pas les rejoindre ? demande l'animal en dressant de nouveau les oreilles au bruit des couverts dans les assiettes. Tu entends, ils mangent ! s'exclame-t-il en se léchant les babines.

— Pas faim, répond la fillette.

— Ils vont te chercher.

— Pas faim, répète-t-elle.

— Tu n'auras qu'à me tendre ton assiette sous la table, suggère-t-il en remuant la queue et en bavant de plaisir à cette idée.

Mais la petite fille ne bouge pas. Elle demeure assise contre le tronc, semblant une nouvelle fois se fondre dans l'écorce, les yeux dans le vague. Trépignant d'impatience dans l'ombre, le chien reprend :

— S'il te plaît, va les retrouver ! Cette côte de boeuf était si appétissante sur les braises... Et j'ai si faim !

Il lui lance son plus attendrissant regard, celui qui faisait craquer le coeur de ses maîtres, lorsqu'il en avait, même après une grosse bêtise.

— Laisse-moi tranquille à la fin ! Tu n'as qu'à y aller toi, qu'est-ce qui t'en empêche ? Et puis d'abord, je ne t'ai jamais demandé de rester avec moi.

Elle lui tourne le dos, les bras croisés sur ses genoux.

— J'y suis déjà allé, on ne veut pas de moi là-bas. Ils m'ont chassé à coups de pied et de mots pas vraiment gentils, du moins de ceux que j'ai compris...

L'enfant se retourne doucement vers le chien. Elle qui jusque-là avait à peine effleuré des yeux la brave bête s'intéresse soudain à lui.

— Qu'est-ce qu'ils t'ont dit ?

— Oh, tu sais, je ne me souviens plus très bien, bredouille-t-il. Quelque chose comme "Ouste, du balai sale bête ! Mais à qui est ce chien ?" Je crois aussi que quelqu'un a dit que je ne sentais pas très bon et qu'il fallait m'éloigner de la viande et des enfants... Je n'ai pas très bien compris pourquoi...

La fillette fronce les sourcils et se redresse en scrutant l'animal. A l'extérieur de la forteresse, le repas va bon train. Quand un prénom retentit.

— Tu entends ? On dirait qu'ils t'appellent. Je crois qu'ils s'inquiètent de ne pas te voir arriver.

Elle reste immobile, le regard fixé sur lui, l'esprit ailleurs.

— Tu n'as pas peur qu'ils te grondent si tu ne leur obéis pas ?

— ...

— Une fois j'ai vu une maman très en colère après son petit garçon qui ne l'écoutait pas. Elle hurlait si fort, mes pauvres oreilles s'en souviennent encore !

Il se met à rire en repensant à cette histoire mais aperçoit le visage sombre de l'enfant. Elle relève les yeux vers le rideau de feuilles comme si elle visait ce qui se passe derrière.

— Ce sont eux mes ennemis, lâche-t-elle.

— Qui donc ?

— Ceux que tu entends appeler. Ceux qui t'ont chassé. Ils sont NOS ennemis, ajoute-t-elle en plongeant son regard noir dans celui du chien.

— Nos ennemis ? Mais ce ne sont que des humains. Je connais bien les humains, j'en croise tous les jours. Ils ne sont pas dangereux. Certains ont parfois un comportement étrange et il est vrai que l'on ne sait pas toujours comment ils vont réagir. Mais ce ne sont que des humains, comme toi. Pas nos ennemis...

— Je t'ai déjà dit que l'ennemi pouvait prendre différentes formes, coupe-t-elle sèchement. On ne le voit pas tout de suite, on croit pouvoir lui faire confiance, on ne perçoit pas immédiatement le danger en lui. Et lorsque l'on s'en rend compte, il est trop tard. Le loup est entré dans la bergerie. Toi, tu n'es pas un loup. Et moi, je ne suis pas comme eux !

La truffe dubitative et préoccupée, l'animal écoute attentivement les mots de la fillette. Il n'a pas l'habitude de se poser autant de questions. Cela lui était arrivé une fois, il y a bien longtemps, quand on lui avait passé son premier collier autour du cou. Il se souvient de ce que lui avait dit un congénère errant croisé par hasard sur un trottoir : "Méfie-toi mon frère, c'est le début des problèmes !"

Cette enfant est si sûre d'elle. Il a envie de la croire mais elle l'intrigue, lui fait même un peu peur. Après tout, c'est une humaine comme les autres même si elle ne veut pas le reconnaître. Il ne voit pas bien la différence entre elle et le boucher du village. Et si comme elle l'affirme, un ennemi peut se cacher sous les traits d'un humain, ne doit-il pas se méfier d'elle aussi ?

— Dans ce cas, comment peut-on savoir à qui on a affaire ?

— On ne peut pas.

Cette phrase fouette les oreilles du chien.

— Mais cela signifie que je ne peux faire confiance à personne...

— Exact !

Le corps tout entier de la pauvre bête s'aplatit.

— La seule façon de se protéger, c'est cette forteresse. Ici on ne risque rien.

Telle une reine dominant son empire, elle embrasse du regard toute l'ombre qui règne sous le saule pleureur.

— Je n'en ai pas, moi, de forteresse...

— Elle est aussi à toi si tu veux. Nous formons une équipe maintenant.

Elle tend la main vers l'animal avachi sur le sol. Il relève les yeux vers elle :

— Tu crois vraiment que quelques branches peuvent nous défendre contre tous ceux qui nous font du mal ?

— Oh oui ! Ils n'aiment pas s'approcher de cet arbre et ramper à quatre pattes. Ils trouvent cela stupide et sans intérêt. Fais-moi confiance, notre muraille est infranchissable.

Ces mots réconfortent le chien sur le point de se laisser tenter. Mais avant, il reste quelques petits détails à régler...

 

La voisine, 26/04-14/06/2015.

 

* Liste d'honneur du concours de nouvelles 2015 (Editions Contre-Ciel).


 


04/10/2015
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Le saule pleureur (2)

          ... Le chien se raidit davantage et se demande s'il ne serait pas temps de lancer l'alerte et battre en retraite. Le vent fait frémir les lianes d'osier et une fine lueur transperce le rideau, dessinant plus précisément les contours de l'ombre qui se déploie. Il distingue des mains puis des jambes. Enfin une tête se relève.

L'animal et la petite fille restent un instant immobiles l'un en face de l'autre dans la demie pénombre. Un nouveau souffle d'air agite les branches et la lumière du jour éclaire le visage de l'enfant encore engourdi de sommeil.

— Que fais-tu là ? demande le chien en desserrant la mâchoire.

La mine boudeuse ne répond pas. Il s'assoit et reprend :

— Les enfants ne dorment pas sous les arbres normalement.

— ...

— Tu ne veux pas me parler ?

— Ce n'est pas un arbre ! lance la fillette.

— Alors qu'est-ce que c'est ?

— C'est une forteresse.

— Une forteresse ? Qu'est-ce que cela veut dire ?

— Un endroit qui te protège contre tes ennemis, rétorque-t-elle.

— Ah...

— Il ne peut rien t'arriver quand tu es dans ta forteresse, ajoute-t-elle en le snobant du regard.

— Tu as des ennemis ?

— Parfois.

— Et en ce moment, tu en as ?

— Ben oui voyons ! Sinon je ne serais pas là.

Elle hausse les épaules. Les oreilles dressées, le chien scrute autour de lui.

— Je ne vois rien de dangereux, où sont-ils ?

— Qui donc ?

— Tes ennemis !

Quelle étrange petite fille, qui connaît déjà tant de choses et semble pourtant si loin de lui. Elle ne le regarde même pas quand elle lui parle.

— Sache, petite boule de poils, que les ennemis ne sont pas nécessairement visibles et encore moins au premier coup d'oeil.

— Mais alors, comment sais-tu que ce sont tes ennemis ?

La fillette soulève un sourcil. Chacun d'eux reste perplexe. Puis le chien déclare fièrement :

— Dans ce cas, je ne suis pas ton ennemi puisque je suis entré dans ta forteresse. Et tu ne m'as même pas entendu !

— Bien sûr que tu n'en es pas un, réplique-t-elle, tu n'es qu'un chien. Et je t'ai entendu, c'est même toi qui m'as réveillée alors que je dormais tranquillement.

— Tu sens bon, lui dit-il maladroitement en baissant la tête. Presque aussi bon que la viande qui grille devant la maison.

Il relève la truffe et la pointe vers l'extérieur.

— Tu ne sens pas ?

La petite fille reste muette. Elle ne sent rien.

— Tu ne veux pas me dire pourquoi tu te caches ici ?

— A quoi cela te servirait-il ?

— Je pourrai peut-être t'aider, te défendre. Je suis un chien, je peux devenir féroce si je veux !

Il hérisse le poil du sommet de son crâne jusqu'au bout de la queue et se met à gronder méchamment en montrant ses crocs blancs.

— Mes ennemis ne craignent pas les toutous comme toi. Crois-moi, ajoute-t-elle d'un ton plus grave, tu ne me serais d'aucune utilité...

 

La voisine, 26/04-14/06/2015.

 

* Liste d'honneur du concours de nouvelles 2015 (Editions Contre-Ciel).

 


11/09/2015
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